Text & Photos : Ninka North
Chanteur, drummer et acteur
Singer, drummer et producteur du groupe Northern Voices, Rykko Bellemare est un artiste accompli reconnu pour ses nombreuses prestations, dont celle d’acteur primé pour son rôle Sianouk » – dans le film « Avant les rues »1https://www.spira.quebec/film/157-avant-les-rues.htmlde Chloé Leriche.
Il mène une existence conjuguant les paradoxes depuis de longues années, expérimentant la vie contemporaine en zone urbaine et celle, plus traditionnelle d’une réserve – Wemotaci – plantée au beau milieu des forêts de Haute-Mauricie.
Wemotaci, dont le sens en Atikamekw signifie « Montagne d’où on observe » est bordée par la rivière Tapiskwan Sipi, nommée Saint-Maurice par les colons.
C’est un lieu mythique dans l’histoire des trappeurs, car Jean-Baptiste Perrault y a établi le premier poste de traite de fourrures en 1806. La réserve a vu le jour après le partage de 233 000 acres entre Atikamekws, Anishinaabeg2Algonquins et Wabanakis3Abénaquis en 1851. Elle est aujourd’hui principalement peuplée des descendants des premières familles Atikamekw (1318 habitants).
« Le son du tambour, c’est le cœur de la nature, de la Terre-Mère »
Rykko parle un français impeccable avec ce bel accent Atikamekw qu’on entend sonner en Haute Mauricie. Lorsqu’il commence à parler, les sonorités du terroir traversent le silence comme une invitation au voyage. Les atikamekws ont ce secret-là… La fraîcheur du vrai parler, simple, direct.
Sa voix dénote une gravité que je ne m’attendais pas à trouver chez lui, quelque chose qui n’était pas là lorsque nous nous étions rencontrés à Manawan quelques années auparavant. Mais le temps a passé et Rykko est devenu père de famille…
Il me raconte avoir passé une partie de son primaire à Québec pour suivre sa mère qui y étudiait, et son secondaire à Trois Rivières.
– Je faisais des aller-retours entre la vie urbaine et la communauté, débute-t-il.
La motivation à créer un groupe de drummers lui est venue tôt, alors qu’il était danseur traditionnel, mais c’est à son frère qu’il la doit en partie.
Il prend se respiration, et lance,
– Tout a commencé ici, à Wemotaci. Je dansais sur le drum et à un moment donné, je m’en suis approché. Je trouvais ça impressionnant. Mon petit frère qui était également danseur, était lui aussi fasciné.
Il me parle alors de « Wemotaci Singers », un groupe local qui jouait dans la communauté. Motivé, Rykko participe alors à des ateliers de drum à l’école, s’entraîne. Puis tout bascule un jour de pow wow de compétition à Wendaké, en territoire Huron, où lui et son frère gagnent des prix.
– On a acheté ensemble un drum. On l’a ramené dans notre communauté et présenté à notre famille, à nos amis. Parce que pour nous, il est vivant, c’est un être propre, animé, qui fait partie de notre quotidien. Le son du tambour, c’est le cœur de la nature, de la Mère-Terre, dit-il avec respect.
Son frère qui rêve de monter un groupe de drummers, finit par le convaincre. Tous deux se lancent avec un groupe de jeunes, invitent des vétérans à les rejoindre pour fonder Northern Voices. L’un d’entre eux, Gilles Moar, un aîné de Manawan, leur transmet une partie de son savoir.
– À l’époque, le groupe portait un nom comme « Young boys », un truc d’adolescent, se rappelle-t-il.
Rykko prend les rênes de Northern Voices et en devient gérant par la force des choses. Le groupe connaît rapidement du succès, mais les choses se gâtent au bout de quelques années. Avec plusieurs chapeaux, auxquels s’ajoute celui d’acteur, il finit par faire une dépression sévère, un « burn-out ». Il s’éclipse progressivement du groupe et des pow wows.
– Mais je compte bien revenir sur la piste de danse !
« Mon peuple aussi s’adapte et change… »
Primé pour son rôle – « Sianouk » – dans le film « Avant les rues », Rykko est propulsé sur le devant de la scène du jour au lendemain. Dans ces années-là, l’idée de devenir acteur ne l’avait jamais effleuré. Mais le destin en avait décidé autrement…
Lui qui n’avait jamais pris de cours, ni fait de stage dans l’audiovisuel, devient acteur en un clin d’œil, après le passage de Chloé Leriche dans sa communauté en 2015. Débarquant durant une répétition avec un cameraman, elle lui avait fait passer l’audition devant son groupe de drummers.
– Bien sûr, j’avais fait des monologues, des scènes que je voyais à la télé pour m’amuser, mais pas la moindre préparation à çà… murmure-t-il. Des mises en situation devant les autres, c’était pas aisé…
Chloé avait aimé ce qu’elle avait vu.
– Porter le rôle de « Shawnouk » pendant trente et un jours, a représenté un merveilleux challenge.
Mais incarner le personnage s’avère un processus difficile, d’autant que le drame porté à l’écran est tiré d’une expérience vécue par l’un de ses proches.
– J’ai coulé dans la peau du personnage durant les deux, trois années qui ont suivi.
Une douloureuse catharsis qui fait chuter ses motivations d’acteur, m’explique-t-il gravement.
Rykko craint aujourd’hui d’être incité à jouer des rôles sombres, pointant une filmographie autochtone ou celle qui les implique, trop souvent portée à mettre des sujets sociaux difficiles à l’écran.
– Se rappeler fait mal, ajoute-il.
J’acquiesce en silence. Ses paroles ne sont pas sans rappeler le déferlement médiatique qui a suivi la découverte des sévices des pensionnats et ravivé les plaies. Car si dévoiler les traumas intergénérationnels engendrés par la colonisation est essentiel, cela n’est pas sans conséquences. Les drames pointés à l’écran font partie d’une histoire qui ne s’est pas effacée, une histoire qui survit dans cette mémoire des « elders » et bouleverse les plus jeunes, telles une empreinte invisible et tenace.
Je sais qu’au cœur de cette petite communauté si reculée du monde, l’alcool et les rêves désenchantés ont noirci les yeux d’extase chimiques, que les jeunes sont la proie de trafics comme dans chaque « réserve » où les poisons de l’Occident s’infiltrent.
Mais c’est la rengaine habituelle, un schéma en boucle trop porté devant les médias, dénigrant les changements vécus par ces communautés qui se sont ouvertes sur le monde avec l’arrivée d’Internet et de l’éducation. Parce qu’il y a vingt ans, émergeait le web et les réseaux sociaux; la plus terrifiante machine à transformer les consciences au sein même des communautés les plus éloignées de la civilisation.
Malgré tous les bénéfices de cette révolution, personne ne pensait alors que la connexion au monde moderne et ses utopies allait rogner davantage ce lien fragile que les humains entretenaient avec la Nature…
Les autochtones n’ont pas échappé à ce processus; Rykko a assisté à l’arrivée internet dans les communautés durant son adolescence.
– Les familles ont pu se joindre d’un bout à l’autre de la planète, dit-il calmement. L’information circulait… Ce sont les elders qui ont vu leur mode de vie basculer à ce moment-là. Moi, c’est différent, j’étais déjà urbanisé. Mais aujourd’hui, les gens ont le wifi à leur campement.
Il marque un temps d’arrêt et murmure,
– Mon peuple aussi s’adapte et change…
Avec l’émergence d’artistes et de diplômés universitaires des générations montantes, s’opère une réappropriation culturelle qui efface l’amnésie des temps coloniaux. Les pow wows ont participé à ce processus car dans les années 90, les autochtones n’avaient pas le droit de célébrer leurs cérémonies, ni de montrer aucune facette de leur culture au Canada, sauf dans l’Ouest.
– Nous avons gardé notre langue maternelle, une des langues les plus vivantes du Québec, dit-il fièrement.
Plus de quatre-vingt dix pourcent des Atikamekws de la communauté parlent couramment la langue maternelle et 3,4%, le français.
– Est-ce que nos valeurs occidentales rentrent en conflit avec les tiennes ? demandai-je,
– Je suis très caméléonien. Ça m’a amené à ne pas juger les deux parties. Je n’ai pas vraiment de jugement par rapport aux valeurs occidentales, mais j’accorde plus d’importance à mes valeurs autochtones, dit-il gravement.
« On veut former des « gardiens du territoire »
Dès le début du processus, la colonisation a un fort impact sur les peuples autochtones. Au début du 19e siècle, l’industrie forestière et la croissance de la population du Québec menacent leurs territoires et leurs activités ancestrales. Suite à quoi, les Premières Nations obtiennent une petite partie de leurs territoires ancestraux, des terres qui leur sont exclusivement réservées, régies par la loi des Indiens et des compensations financières.
À noter qu’une Première Nation était relocalisée qu’il y ait eu ou non un traité, ni consentement… D’où le dilemme de terres non cédées toujours revendiquées par les nations autochtones.
Il y a vingt-deux réserves au Québec, 3 394 au Canada pour six cents Premières Nations, administrées par un conseil de bande. La première réserve, Sillery, a été créée par la colonie de la Nouvelle-France en 1637.
– Est-ce que le mot « réserve » est encore approprié ? Demandais-je, en pensant à la connotation coloniale du terme.
– Absolument, çà devrait être aboli, lâche-t-il avec véhémence. Çà évoque quelque chose mis à l’abri, de côté, en attendant qu’il soit utile. C’est choquant, murmure-t-il, péjoratif.
Rykko laisse passer un silence, et reprend avec vivacité,
– Partout dans le globe, on peut voir certaines reconnaissances des gouvernements des peuples autochtones, comme c’est le cas en Nouvelle Zélande, mais aucune au Québec pour leurs Premières Nations…
Rykko faisait probablement référence au processus de réconciliation débuté en 1970 et aux actions de revitalisation culturelle telles que le financement d’écoles primaires d’immersion linguistique réalisées en 1990 chez les Maoris. Mais là comme ailleurs, les revendications territoriales étaient toujours à l’ordre du jour…
– Quand ils coupent notre bois, reprit Rykko, on a même pas 1 % de bénéfice, pourtant les exploitations continuent à défraîchir le bois, à sortir notre argent, sans aucune indemnisation. Il y a eu des blocus pour cela…
La planification des coupes réalisée à leur insu, suscite colère et ressentiment dans la communauté. La nation s’est même mobilisée pour ouvrir une table de négociation… Des blocus ont eu lieu en mars dernier sur la route forestière 25, à proximité de Wemotaci, où de symboliques piliers de défense de territoire avaient été disposés à plusieurs points de la route. Devant les abus fréquemment répétés, la nécessité d’établir des règles s’avère de plus en plus indispensable aux yeux de la communauté.
– Est-ce qu’il va y avoir des gardiens du Nitaskinan ? Demandai-je.
– Oui, ce sont des projets qui sont en cours et qui sont longs à mettre en place. Des jeunes de notre nation vont être formés…
Cette initiative pouvait néanmoins s’avérer à double tranchant, comme je lui fis remarquer à la lumière d’une annonce d’ArcelorMittal, dont j’avais pris connaissance quelques mois auparavant. La minière, l’un des principaux acteurs de l’industrialisation des territoires autochtones, avait déjà enrôlé trois gardiens du Nitassinan (territoire Innu) issus du conseil de bande de Uashat mak Mani-utenam pour veiller sur le territoire traditionnel innu. Technique de red-washing ou non, il allait de soi que l’on pouvait remettre en cause « L’indéfectible transparence des géants du business » au regard de leur impact environnemental…
Rykko, lui, n’en avait pas entendu parler.
Dans le silence qui suit, je ressens la lassitude des communautés en prise avec des revendications qui s’étalent dans le temps sans aboutir.
Une lenteur administrative qui pourrait néanmoins faire sourire les Autochtones, si on se rappelait de « l’Indian’s time« , ce terme peu flatteur, littéralement tout arrivera au moment voulu, ce temps non défini… que les colons avaient attribué à leurs mœurs en arrivant sur leurs territoires…
À présent, nous avons droit au Western time et sa tragique course au développement…
Les premières réserves ont été créées à l’intérieur des seigneuries de la Nouvelle-France par des missionnaires catholiques avant les Britanniques : Seigneurie de Sillery et Lorette près de Québec pour les Wendats, Bécancour et Saint-François, près de Trois-Rivières pour les Abénaquis, Kahnawake, près de Montréal pour les Haudenosaunee et Lac-des-Deux-Montagnes, pour les Algonquiens et les Iroquoiens4https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/relations-entre-les-autochtones-et-français.
Une situation alarmante en perspective…
Cet été 2023 a marqué un tournant décisif dans ce processus dénommé “Climate warming” qui fait les manchettes depuis maintenant plus d’une trentaine d’années.
Dès le mois de mars, le Nord du Québec a été confronté à des incendies d’une redoutable envergure. Le Canada a été grandement affecté d’Est en Ouest. Des feux ont rougi le ciel dans le nord Ouest et la Colombie britannique, ravageant les forêts des territoires Squamish ou de Donnie Creek. Des communautés ont été déportées, des maisons brûlées… Le smog est tombé sur Montréal, et à New-York, les fumées portées par les vents du nord ont rendu le ciel orange.
Le bilan de SOPFEU a recensé 563 incendies de forêt en zone intensive, soit 1,296 million d’hectares de forêt brûlée en 2023. En zone nordique, plus de 3,723 millions d’hectares ont brûlé…
Une perte colossale quand on sait que la forêt boréale est un puits de carbone pour la planète entière, un système fragile à la régénération incertaine, aggravé par le réchauffement climatique, ce qui est extrêmement préoccupant pour les années à venir.
– Avec les incendies qui se propagent depuis le début du printemps, dans quel état se trouve la forêt boréale ? Demandai-je.
– Elle n’est pas trop mal dans notre coin, mais il y a beaucoup de terres détruites.
– Çà va nous affecter pour les négociations globales du territoire… Nous avons juste deux ans pour ramasser le bois, après quoi il sera pourri, lâche-t-il avec amertume.
La supposée entente des années quatre-vingt, je pense, s’achève cette année, mais on ne tire aucun bénéfice de l’exploitation forestière…
En dépit des emplois qui leur sont offerts, la communauté se bat pour obtenir un pourcentage, raconte Rykko qui a abordé cette question avec le Grand Chef, Christian Awawish, et lui a fait part de ses inquiétudes.
Mais il y a d’autres préoccupations environnementales à l’ordre du jour sur lesquelles, les avis sont partagés.
Comme de nombreuses réserves situées au cœur des grands territoires, Wemotaci est établie à proximité de mines et d’exploitations forestières. Il y a deux mines, l’une de cuivre – la zone Wabash -, et celle de mica du lac Letondal située à quarante kilomètres de la communauté.
Sachant que ces deux secteurs fournissent des emplois dans ces régions quasi désertes, je m’étais interrogée sur leurs possibles impacts environnementaux, sans savoir si j’allais pouvoir aborder ce sujet, car ces questionnements sont autant de gouttes d’huile sur le feu dans chaque communauté.
Mais je tentais ma chance,
– Où en sont les projets d’exploitation miniers ? glissai-je dans la conversation.
– C’est loin d’être de la conspiration, mais le Québec a des projets miniers, rétorqua vivement Rykko.
Que va-t-il se passer et si nous ne trouvons pas de de solution de rechange ou de plan B après les deux années de récolte du bois ?
L’avenir est tissé d’incertitudes. Quelle solution pour un avenir troqué par des projets de développement à l’heure de dérèglements climatiques alarmants ?
Allait-on à nouveau ignorer l’impact de ces feux de forêt qui vont revenir au printemps prochain au Québec, me demandai-je en écho aux doutes de Rykko.
– En tant qu’Atikamekw, est-ce qu’on va adhérer à ces projets, et si on adhère, est-ce qu’on a des projets pour accueillir des structures ? dit-il en guise d’épilogue.
Les inquiétudes de cette communauté gagnaient du terrain, mais en dépit des réponses gouvernementales, ce que je savais c’est qu’en ce moi de novembre 2023, il faisait déjà 60°C au printemps en Amérique latine…
Les feux qui couvaient sous la neige et les cendres ont repris dès le mois de février 2024, d’autres se sont déjà déclarés en Alberta.