Texte & photos : Ninka North

Le pont du lac Saint-Louis  est baptisé «pont Honoré-Mercier » lors de son inauguration en juin 1934 par le premier ministre du Québec Louis-Alexandre Taschereau. Il relie la réserve autochtone de Kahnawake à la ville de Montréal en enjambant le fleuve Saint-Laurent .

C’est une journée comme il y en a eu trop peu cet été, une journée où le soleil tape et ravive les couleurs du paysage et les pensées qui trottent dans nos têtes. En levant les yeux, j’embrasse le bleu profond du ciel, ce bleu qui peut paraître si intense quand l’humidité du climat ne le prend pas d’assaut avec une volée de nuages…

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec Leonard Atonnion Bordeau, un aîné du clan de l’Ours de Kahnawake. Leonard ne m’est pas inconnu, car c’est l’une des premières personnes que j’ai croisées lors des pow wow annuels de la communauté Mohawk, même si nous n’avons fait qu’échanger des regards. Je me rappelais qu’il portait alors une chemise rouge et un bandana avec le drapeau américain surmonté d’un roach en porc-épic, la coiffe mohawk traditionnelle qui était jadis accrochée à la mèche de cheveux ornant le sommet du crâne rasé.

Après avoir traversé le Pont Mercier, on débarque dans la communauté et ce que l’on remarque tout de suite, ce sont les panneaux d’arrêt rouge surmontés du terme mohawk, « Testan » (STOP) . La réserve est bien entretenue, les routes bordées de maisons ombragées d’arbres.

Leonard vit au cœur de la réserve de Kahnawake, dans une maison flanquée d’une belle pelouse d’un vert improbable

en cette saison : nous sommes fin août, un mois extrêmement pluvieux malgré les incendies qui embrasent le nord du Québec depuis le mois de Mars.

M’accueillant d’un grand sourire, il me présente son épouse, avant de me conduire dans sa cuisine. Nous nous installons derrière la table. Cela fait dix ans que nous nous observons sur l’aréna des pow wows en silence, échangeant ces regards curieux mi amusés l’un envers l’autre.

Il y a eu tout ce temps de latence, parce qu’en tant qu’occidentale d’origine européenne, je ne me sentais pas prête à aborder l’histoire de ce peuple si fier, renié et instrumentalisé par la colonisation, avant d’en savoir plus.

Car il faut du temps, observer en silence, vivre ces moments de partage que sont les pow wows avant de comprendre les non-dits, toute cette part occultée de l’histoire. Faire des photos n’est pas un ticket d’entrée dans la tête des gens, mais au-delà du « voir », une autre vérité se dessine…

Quant aux livres d’histoire, beaucoup d’autochtones vous diront que les faits rapportés sont biaisés, par la colonisation.

« J’ai été « iron-worker » durant 35 ans… »

Après avoir testé nos capacités à répéter quelques mots en mohawk, et de nombreux rires, Leonard nous invite à nous asseoir autour de la table de la cuisine.

Mon nom mohawk est Atonnion, dit-il en s’asseyant en face de nous.
– Puis-je connaître sa signification ?
– Je ne sais pas, dit-il en riant. En fait, c’est mon grand-père qui m’a donné ce nom. Plus jeune, je me posais des questions, mais lui aussi l’ignorait. Ce doit être un nom qui remonte à de nombreuses années, trois cents ans en arrière, peut-être le nom d’un oiseau ou d’un aigle…

Il se lève pour prendre un verre d’eau, se rassied et prend une inspiration avant de me livrer quelques bribes de sa vie.

Leonard, ou devrai-je dire, Atonnion est né en 1946 et a aujourd’hui 77 ans. Sa femme et lui ont fêté leurs cinquante-quatre années de mariage en juin. Ils ont trois enfants, deux filles et un garçon, dix petits-enfants, cinq filles, cinq garçons, et six arrière-petits-enfants.

– Quatre garçons et deux filles, précise-t-il.
Comme dans la plupart des familles autochtones, les enfants sont nombreux et plusieurs générations s’entrecroisent à toute vitesse, car c’est une valeur essentielle que de perpétuer la vie.

– J’ai passé la plus grande partie de ma vie ici, depuis 1982, et j’ai pris ma retraite en 2011, à l’âge de 65 ans. J’ai vécu ici presque toute ma vie, sauf quand j’étais plus jeune où j’ai travaillé aux États-Unis. J’ai été dans huit ou neuf États différents. Michigan, Pennsylvanie, Ohio, New Jersey, New York, Connecticut, Vermont, Ontario…

Leonard a travaillé comme « iron-worker » durant 35 years.
– J’ai même été au Groenland, ajoute-t-il.
Je vois ses yeux pétiller de souvenirs.
– C’était en 1984. Quand nous avons atterri là-bas en plein mois de juillet, il neigeait. Le temps était glacial…
– Combien de temps avez-vous séjourné là-bas ? demandai-je,
– Peut-être deux mois et demi.

Quand Atonnion a commencé à travailler en 1964, son père lui a dit :
– Tu vas être monteur, mais assure-toi de bien faire ton travail, parce qu’on ne veut pas avoir une mauvaise réputation. Sinon, personne ne voudra nous embaucher et l’on aura encore plus de préjugés envers nous, se souvient-il.
– Travailler sur un chantier est un métier difficile qui exige une bonne gestion. Il se peut que vous alliez travailler le matin ou que vous ne rentriez pas chez vous après le travail, mais c’est l’une des choses que nous acceptons en tant que travailleurs du fer, dit-il en marquant une pause.
– Vous savez que vous devez être prudent, il y a toujours une possibilité d’être accidenté, ça ne pardonne pas. Tout peut arriver quand on est sur un immeuble de 80 étages, c’est un peu plus risqué que de traverser la rue… dit-il en souriant.

Atonnion a été accidenté. Alors qu’il travaillait avec une grue, celle-ci a heurté une ligne à haute tension. Il perd connaissance sur le coup et sa main est partiellement brûlée. Une ambulance est venue le chercher pour l’emmener à l’hôpital général de Montréal, où il est resté deux mois et demi. Il a été en arrêt de travail pendant trois ans et suivi huit mois de physiothérapie.

– Les monteurs de charpentes de Kahnawake ont acquis une renommée internationale au fil du temps.
– Mais comment est arrivée cette spécialisation ?

Demandai-je.
– Les contremaîtres ont constaté que nos jeunes jouaient sur la structure du pont, sans être affectés par le vertige, ni le risque, ajoute-t-il. C’est comme çà qu’on leur a proposé de travailler sur les constructions de pont et de gratte ciels.
Les Mohawks acceptèrent pour faire vivre leur famille, car il n’y avait pas beaucoup travail à l’époque.

– Mais en ce qui concerne le vertige, ce n’est ni une généralité, ni une faculté spéciale. Çà tient plus de la légende, m’explique-t-il en riant. À l’époque, il y avait du travail à Détroit, alors qu’il n’y en avait pas beaucoup ici. D’année en année, le nombre d’ « iron-workers » parmi eux a augmenté.
– Est-ce que certains d’entre vous ont participé à la construction de gratte-ciels de Manhattan?

– Beaucoup de nos hommes ont travaillé sur le World Trade Center, quand ils étaient en train de le monter. Ils travaillaient aussi sur des ponts comme celui de de Staten Island ou de George Washington.

Je le regarde. Il y a une certaine mélancolie dans son visage, étouffée par ses yeux rieurs. Mais très vite, au fil de la conversation, on sent sa passion pour la vie, sa force intérieure. Il me regarde droit dans les yeux, sans ciller. L’instant d’après, je me lance sur le terrain glissant de la prononciation de l’appellation d’origine des Mohawks.

« Je veux défendre mon langage ! »

– Leonard, êtes-vous un Kanien’keha:ka ? prononcai-je avec difficulté, le faisant sourire.
– Oui, je le suis. « Kanien’keha:ka », c’est un terme plus complexe pour « Mohawk ».

Atonnion prend le temps de m’expliquer la prononciation mohawk, sa phonétique particulière où le K est prononcé comme un G en fonction de sa place dans un mot.

Ayant appris que le terme éponyme mohawk1“mangeur d’homme” leur avait été attribué par leurs ennemis lors des conflits coloniaux ; des guerres, il faut le rappeler, durant lesquelles les Autochtones furent instrumentalisés par les européens, je l’interrogeai,
– Est-ce péjoratif d’utiliser encore cette appellation ?
– Il ne faut pas vraiment réfléchir à la signification réelle du mot, son sens littéral. Les gens de Montréal, en général, lorsqu’ils parlent de nous vont dire « mohawk », parce qu’ils n’ont probablement jamais entendu parler de Kanien’keha:ka2prononcer « Kanyokihaga ». Ceux qui parlent notre langage, disent: « Kanie’nkeha:ka », ceux qui ne le connaissent plus, disent « je suis un Mohawk ».

Après avoir repris son souffle, il murmure,
– Je suis issu d’une nation de guerriers. Les autres peuples savent qu’ils peuvent compter sur nous, car nous résistons…

Et après un silence,
– Nous sommes toujours prêts à nous tenir debout, lance-t-il.

Ces termes-là expriment toute l’endurance des autochtones que j’ai rencontrés. C’est ce trait de caractère qui m’a de suite interpellée, si grand qu’il apparaît comme un pied de nez à toutes les blessures infligées par la colonisation.

Puis l’instant d’après, il ajoute,
– J’ai ma langue. J’ai ma danse. J’ai mes croyances. J’ai ma façon de faire les choses. Ce que je crois… Et cela fait de moi une personne très fière et très forte.
Et après avoir pris une inspiration,
– Nous, les Mohawks, nous nous battons. Nous nous battons pour nous-mêmes contre l’extérieur, qu’il soit là ou non. Et parfois, lorsque nous ne nous battons avec personne, nous nous battons avec vous. Il faut garder cela à l’esprit, ajoute-t-il avec humour. Mais nous nous battons aussi par le dialogue, comme les hommes politiques pour trouver des solutions aux conflits…
– Alors, dans ce sens, oui, je suis Kanyen’kehà:ka. Je suis fort. Je fais partie de la Confédération Haudenosaunee et nous sommes forts…

« Atonnion a enseigné le Mohawk »

Les Mohawks sont regroupés en trois communautés : Kahnawake, Kanesatake au Québec et Akwesasne en Ontario. Avec près de 20 000 personnes, ils forment au Québec la plus populeuse des nations autochtones.
– Nous faisons partie de la Confédération Haudenosaunee, m’apprend-t-il

La Confédération comprend six nations différentes : les Mohawks, les Oneidas, les Onondagas, les Cayugas, les Senecas et les Tuscaroras.
Il y a environ six réserves mohawks. Il y en a une à New York, dans la partie supérieure de l’État de New York, trois au Québec et deux en Ontario. Tous les autres groupes se trouvent dans le Wisconsin, dans l’État de New York et de Pennsylvanie.

– Nous sommes un peu partout… dit-il en riant, et
avons tous notre propre langage. Mais nous sommes unis. Nous nous rencontrons et il y a beaucoup de respect dans ces échanges.
Soudain son visage s’assombrit,
– Souvent, les gens viennent chez nous avec une attitude de colons, ils s’étonnent qu’on ne parle pas français, mais nous sommes des Mohawks, dit-il en souriant, nous parlons anglais. Les politiciens disent

qu’il faut protéger la langue française, mais de quoi ? demande-t-il en faisant allusion aux cinq millions de Québecois parlant français.
– Je veux défendre mon langage parce que nous sommes seulement deux cents à Kahnawake à parler notre langue originelle !

Atonnion a enseigné le Mohawk. Des diplômés de Cayuga vont au Cégep, et deviennent professeurs à Kahnawake. La communauté a une école d’immersion pour les jeunes générations. Lorsque les enfants débutent la maternelle, on leur parle en mohawk jusqu’à la quatrième année. Et le nombre de locuteurs augmente. Dans certaines réserves la langue spécifique se meurt, faute de gens qui la pratiquent, ou parce que la population de la réserve est trop petite.

– Dans ce cas là, il n’est pas rare que nous leur envoyons des professeurs afin qu’ils se convertissent a la langue mohawk, et ne perdent pas leur identité autochtone. C’est une sorte de colonisation, dit-il en riant, mais c’est pour leur bien et c’est de leur plein gré. On ne leur impose rien, pas comme ce qu’on fait les Occidentaux avec nous à l’époque…

Les pensionnats, une assimilation forcée…

Créés après 1880, les pensionnats étaient des écoles religieuses financées par le gouvernement pour assimiler les enfants autochtones à la culture canadienne. Le dernier a été fermé en 1996. Selon les archives, on estime 6000 décès d’enfants sur 150 000 enfants les ayant fréquentés3https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/pensionnats.

– As-tu connu ces établissements ? demandai-je.
– Heureusement non, mais je connais beaucoup de personnes à Kahnawake qui on été kidnappées et placées. Moi je travaillais dans les champs un peu a l’écart de la réserve, et par pure chance, çà ne m’est pas arrivé.

À l’époque, il y avait deux écoles, une grande école catholique, et une autre protestante, plus petite, toutes deux tenues par des sœurs. L’éducation était sévère et les punitions physiques, monnaie courante. Elles forçaient les enfants à parler anglais.

On y apprenait le français, les mathématiques et tout plein d’autres choses, mais jamais la langue Mohawk ni leurs traditions.
– Ceux qui en sont revenus, ont tout perdu de leur identité, leurs coutumes et leur langue. La plupart ne voulait pas évoquer ce qu’ils avaient vécu… murmure-t-il avec tristesse.
– Avez-vous eu des outils de guérison à la sortie de la colonisation ?
– Il n’y a pas eu de soutien psychologique. Il y a bien eu des « healing circles » pour aider les gens à livrer ce qu’il avaient sur le cœur. J’ai vu bien des larmes couler. Mais, dit-il en haussant les épaules, les survivants des pensionnats sont maintenant vieux.

Ces établissements ont perduré jusque dans les année 80. Mais pour ce qui est de Kahnawake, le phénomène a pris fin dans les années 70.

Le pow wow, médecine de l’âme…

Les pow wows sont un évènement crucial dans la vie de tous les autochtones. Médecine de l’âme, ces évènements ont largement contribué à renforcer l’identité des autochtones et leur reconnaissance.

– Quand avez-vous recommencé à organiser des pow wows ? Demandai-je.
– Les pow-wows ne sont jamais “revenus” parce qu’avant, il n’y en avait pas à Kahnawake. C’est arrivé parce que nous voulions trouver une issue aux mentalités à notre égard.

La « crise d’Oka » en 1990 – comme elle a été surnommée -, a eu des répercussions négatives sur la façon dont les Mohawk étaient perçus. Les gens avaient des idées préconçues.
– Ils avaient peur.

Mettre fin aux légendes urbaines est un travail de longue haleine. Et les pow wows y ont participé.
Ils ont facilité l’ouverture sur le monde de la communauté et mis fin à de nombreuses rumeurs, comme celle de penser que leur peuple avait été totalement décimé, ou qu’ils étaient dangereux.

Le premier rassemblement a eu lieu en 1991. Depuis cette date, des pow wows familiaux et d’autres de compétition ont lieu chaque année. « L’opération de relations publiques » a réussi et pris un tout autre tournant, devenant un

grand moment de partage avec les autres nations et le monde entier.

– Qu’est-ce que cela représente de danser ce jour-là ?
– C’est un jour spécial pour nous, un jour pour partager nos traditions avec d’autres cultures. Lorsque je danse, je suis heureux. Je sue car il fait terriblement chaud à cette période de l’été, c’est éprouvant, mais j’ai le sourire ! Dit-il les yeux pétillants.

Cet été, Leonard a participé à la Grand Entry en tant qu’ « elder ». Il a fait l’ouverture en langue mohawk,, avant que les danses inter-tribales ne débutent.
La danse est une expérience d’unité avec les autres, une expérience de reconnexion avec les ancêtres et la vie. C’est un grand honneur de danser. Lorsque les pow-wows approchent, Atonnion se prépare à l’avance. Il va dans son sous-sol et met de la musique. Parfois, il amène son petit-fils ou sa petite-fille au pow wow.

– Il y a des compétitions dans différentes catégories, précise-t-il.
– En 1996, nous avons créé une troupe de danse et nous sommes allés à des spectacles ici et là et une fois, nous avions peut-être 24 danseurs. J’étais l’un des plus vieux et le plus jeune avait peut-être quatre ans. Malheureusement certains d’entre eux, au bout d’un moment, s’en sont désintéressés après avoir fondé une famille…

Les répercussions de la crise d’Oka

Du 11 juillet au 6 septembre 1990 le pont Mercier fut bloqué par la Mohawk Warrior Society de Kahnawake en soutien aux Mohawks de Kahnesatake lors de la crise d’Oka, occasionnant d’innombrables problèmes de circulation pour les résidents de la région de Châteauguay.

– Est-ce que toi et ta famille avez été affectés par la crise d’Oka ?
– J’avais la quarantaine à l’époque, et oui cela a eu des conséquences; l’armée avait organisé le blocus de Kahnawake pour qu’on ne les rejoigne pas. Je me souviens qu’à l’époque, il m’arrivait de sortir de la réserve pour aller travailler le matin, et ne pas pouvoir rentrer chez moi le soir. Cela a posé des problèmes de logistique, raconte-t-il.

Les magasins ne pouvaient plus fonctionner par manque d’approvisionnement et les denrées essentielles devaient être rationnées. Par chance, des amis venaient les ravitailler.

– Nous avions l’armée qui nous entourait, une armée de 4.000 hommes. Quand nous allions dans les épiceries, nous ne trouvions rien. La station-service était fermée parce qu’il n’y avait plus d’essence. Le bureau de poste était fermé. Il n’y avait pas de courrier. Tout était bloqué. Nous ne pouvions même pas obtenir de nourriture. Mais heureusement pour nous, nous avions des alliés parmi les gens de Châteauguay. La nuit, ils venaient dans la brousse pour apporter de gros sacs de provisions, se rappelle-t-il.

Je le laissais parler, déjà sensibilisée à ce sujet qu’on préfère bien souvent ne pas évoquer, parce qu’il est encore frais dans la mémoire de tous les Québecois. Oka connue pour un incident d’envergure ayant déployé les forces armées, Oka encore et toujours, trente-quatre années plus tard…

Un site comparable à un point chaud de la planète, ces lieux où à tout moment une « éruption » peut survenir… Et pour cause, l’affaire n’a et ne sera probablement jamais réglée du fait de l’épanchement d’une colonisation non

réfléchie sur des terres non cédées, des terres occupées à la fois par des autochtones et des colons.
– À l’époque, je n’avais pas peur. Je travaillais à Valleyfield, un endroit fréquenté par des charpentiers, des électriciens, des mécaniciens, toutes sortes de corps de métier, pour la plupart français. Ils nous interpellaient, nous traitant de « faucons », cherchant la bagarre… Partout où on allait, les gens disaient :  » Maudits sauvages ».

Je n’ai rien à ajouter, par respect peut-être et parce que le silence est peut-être la seule attitude à adopter, quand l’émotion nous prend à la gorge. Je restai sans voix devant cette névrose malheureusement répandue sur l’ensemble de la planète, cette peur de l’autre, de la différence, alors que notre univers déploie une myriade de facettes et de couleurs qui en font toute la beauté.

Nous nous regardons en silence.

– Est-ce que le racisme systémique perdure depuis qu’il a été dénoncé dans les médias ? Demandai-je.
– Nous sommes encore victimes de préjugés et de stéréotype. Je ne m’inquiète pas pour ça, je sais qui je suis, je suis fier de qui je suis… Supposément, personne ne travaille, personne ne paie ses imports. C’est faux, j’ai travaillé dur toute ma vie, au USA, au Canada.
Atonnion a payé ses impôts dans les deux pays, et fait ses déclarations durant toutes ces années, avant de prendre sa retraite.
– Je touche une pension que je pense avoir bien méritée…

Le problème du racisme, malheureusement, ne va pas se résoudre de si tôt. Comme partout ailleurs sur la planète, les préjugés ont la vie dure et se transmettent de génération en génération. Mais Atonnion garde néanmoins espoir que les mentalités changent.

– Bien sûr, il y a du commerce de tabac dans la réserve, mais nous ne sommes pas des criminels ! ajoute-t-il.

Impact de la « crise Wetsu’weten »

Puis à la minute suivante, je lui parlai de Wetsu’weten, car la « crise Wetsu’weten »4https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1842212/wetsuweten-coastal-gaslink-cb-camp-lutte-environnement-pipeline comme on pourrait nommer la suite d’évènements qui s’y sont déroulés durant l’hiver 2019, rappelle cet évènement majeur d’Oka en 1990.

– Peut-on parler du blocage de chemins de fer et de l’alliance formée avec les chefs héréditaires opposés à costal GasLink ?
Atonnion hoche la tête gravement,
– Les Wetsu’weten ne font pas partie de la Confédération des six nations, commence-t-il.

Lorsqu’il s’agit de défendre leurs terres et de lutter contre l’injustice, les Mohawks sont unis à toutes les nations autochtones du Canada, même si elles ne font pas partie de notre confédération, m’explique-t-il.

– Les habitants de Kahnawake se sont réunis pour discuter de ce que nous pouvions faire pour aider nos amis de l’Ouest, et certains sont même allés les aider à manifester.
Et sans me laisser le temps de réagir, il enchaîna,
– Toutes les nations indiennes du Canada pensent de la même façon.

Des nations Mi’mak, à l’Est, aux Mohawks, Oneidas et Wetsuweten à l’Ouest, toutes ont des problèmes avec le gouvernement canadien, à cause de la façon dont elles sont traitées.

– Il y a dix ans, il y a eu un problème dans le Dakota du Sud avec les Sioux à propos d’un pipeline. Les autorités se sont rendues sur place et ont utilisé des canons à eau. Ils voulaient faire passer un oléoduc dans la réserve et l’ont fait sans leur consentement. Ils ont envoyé des chiens pour les attaquer. Je suis sûr que les gens sont malades aujourd’hui, dit-il avec tristesse.

– Le territoire est une notion essentielle pour toutes les nations autochtones, déclarai-je à la seconde suivante. Comment vous sentez-vous face à ce questionnement constant de vos droits depuis le début de la colonisation ?

– Toutes les réserves du Canada ont un problème de revendication territoriale. Et ici, nous avons un gros problème, lâche-t-il d’une voix où je ressentis la colère froide et entretenue de tout un peuple.
Il y a 500 ans, les catholiques étaient venus là. Quand « la robe était »5référence aux prêtresc’est ainsi qu’il évoque ce régime quasi dictatorial qui a investi le territoire de leurs ancêtres -, on leur donna cette terre…

Avant que les jésuites n’arrivent, tout le territoire leur appartenait.

– À l’époque, il y avait quelque chose comme 45 000 acres.

Mais lorsque les colons s’établirent dans leur réserve, ils commencèrent à cultiver et construire, rognant progressivement leur territoire, lequel passa à 13 000 acres. Juste un quart… Depuis cette époque, la situation n’a fait qu’empirer, sous les yeux du gouvernement et des maires. L’expansion commerciale et immobilière se poursuit.

– Alors, comment allons-nous récupérer nos terres ? Nous avons fait plusieurs revendications territoriales, mais il y a une limite à ce que l’on peut exiger du gouvernement. Le Canada a fini par admettre qu’ils avaient fait une erreur, mais le Québec ne l’a admis qu’il y a dix ans. À plusieurs reprises, on nous a promis des négociations, mais à chaque fois, les interlocuteurs se sont désistés…

« Nous devons nous préparer à être plus autonomes… »

– Avez-vous l’impression que le conseil de bande travaille pour vous? demandai-je
– Parfois, oui… J’ai déjà fait partie du conseil de bande. J’y ai siégé pendant six ans. Notre conseil était correct, nous n’avions pas de corruption dans notre conseil, nous tenions correctement nos comptes. Mais le fait est que nous sommes une petite communauté.

Une transparence qu’Atonnion met sur le compte de la taille réduite de la réserve, ce qui n’est pas le cas de celles dont les territoires ancestraux recouvrent de grandes superficies.

– La politique peut être très sale. Et il faut beaucoup de temps pour faire avancer les choses…
– A quels problèmes est confrontée votre communauté ? demandai-je
– Nous avons besoin de plus de fonds. Nous manquons

de ressources pour sauvegarder la langue mohawk et nous n’avons pas de financement du gouvernement. Nous avons besoin de plus d’enseignants, de personnes qui s’intéressent à l’apprentissage de la langue, mais aussi de développement économique.

Le gouvernement ne souhaite pas leur octroyer davantage, bien qu’il en ait la responsabilité fiscale au vu des traités signés, il y a six, sept cents ans dans ce sens.

– Ils doivent les respecter, mais ce n’est pas le cas. Nous devons nous préparer à être plus autonomes, et mettre en place une sorte de développement économique qui nous permette de gagner de l’argent par nos propres moyens. C’est l’un des problèmes que nous rencontrons.

« Un grand nombre de nos jeunes intègrent l’armée. »

Depuis la première guerre mondiale, les Premières Nations ont participé aux efforts de guerre et de nombreux Autochtones se sont distingués en tant que tireurs d’élite, éclaireurs, transmetteurs de code, en crie, comme Charles « Checker » Tomkins de l’Alberta. Les valeurs entretenues par l’Armée et les perspectives qu’elles ouvrent au niveau de l’emploi, suscitent aujourd’hui encore leur intérêt.

Ayant rencontré de nombreux militaires lors des pow wows estivaux, je demandai à Atonnion s’il y en avait un grand pourcentage dans la communauté, comme c’était le cas dans celle d’Akwesasne.

– Un grand nombre de nos jeunes intègrent l’Armée. C’est une chance pour eux de vivre dans un cadre qui les respecte, de devenir fort mentalement et physiquement et d’apprendre un métier qu’ils pourront exercer par la suite. Nous avons d’ailleurs ici un corps de Légion présidé par Ray Deer6https://www.qc.legion.ca/archive_2/219_2.html, « The Mohawk Legion Branch 219 ».

La communauté entretient de bonnes relations avec l’Armée. Lors des pow wows annuels, les militaires et des vétérans autochtones sont invités à y prendre part. Il y a

d’ailleurs une base militaire à St Jean de Richelieu, une ville à la longue tradition militaire7premier fort Saint-Jean en 1666-1667, située à une quarantaine de kilomètres de Montréal, où un pavillon de spiritualité autochtone a été érigé; une yourte du nom de « Sken:nen Kowa »8havre de paix en mohawk.
– Notre troupe de danse y est invitée lors de la remise des diplômes de leurs jeunes recrues, raconte Atonnion.

La Terre, notre planète…

Pour clore notre entrevue, j’ai abordé la question environnementale. L’été marqué par le smog et les feux de forêts en Colombie britannique et dans le nord du Québec, ont marqué les consciences. Plus qu’ailleurs, le réchauffement climatique suscite des inquiétudes, en raison de la rapidité de son impact au Canada. Comme beaucoup d’entre nous, Atonnion s’inquiète de la progression alarmante des feux de forêts. Des feux favorisés par le réchauffement climatique, et un développement industriel qui n’en prend pas compte…

– Et la réconciliation dans tout cela ?
Atonnion sourit.
– Il y a la réconciliation et il y a les intérêts du gouvernement, lâche-t-il, laissant à peine paraître sa lassitude envers cette grande opération de communication qui s’est étalée durant ces dix dernières années.

Cette « réconciliation », certes, a amené un autre regard sur les Peuples autochtones, misant sur le renouvellement de cette identité bafouée et de droits perdus, en oubliant de mentionner son appétit pour l’expansion économique de territoires restés vierges jusqu’à aujourd’hui.

Comme tous les Peuples Premiers de la Terre, ces ethnies millénaires qui ont survécu à d’innombrables fléaux, sont instrumentalisées par un progrès qui risque d’entériner la survie des prochaines générations.

Mais rien n’est encore joué, car je sais que ces peuples sont résilients et que la graine de spiritualité qui s’est transmise d’âge en âge, les éclairera sur les choix qu’ils seront amenés à prendre dans les années qui viennent…