Texte & Photos : Ninka North
Interview
Je me suis rendue à Mashteuiatsh – aussi nommée Pointe Bleue -, la communauté innue installée au cœur du Nitassinan pour rencontrer Denyse Xavier, une kukum1grand-mère innue qui a connu le mode de vie ancestral en forêt.
Denyse habite un peu à l’écart de la réserve, aux abords de Pekuakami2Nom originellement attribué au lac st Jean par la Nation du porc-épic (l’une des huit tribus Innues;lac qui s’étend à perte de vue comme une mer intérieure3Superficie 1 041 km2. Ici le ciel se perd dans les eaux paisibles du lac, que seule la houle vient perturber… Denyse est innue, mais beaucoup utilisent encore le terme « Montagnaise »
attribué par les français, bien qu’il ne soit plus d’usage depuis les années 90. Originaire de Masteuiatsh, elle a grandi en réserve dans une famille d’accueil, parce que « le père partait travailler à l’extérieur », comme elle me l’a précisé dès les premières minutes de notre entrevue.
Mais elle a aussi vécu une grande partie de son existence dans le bois et connu le mode de vie austère des nomades dans la tente qu’elle partageait avec ses frères et sœurs, après le départ de sa mère.
L’Innu-aimum, la langue du territoire…
En arrivant chez elle, j’ai tout de suite repéré un inunnguaq (ᐃᓄᙳᐊᖅ)4littéralement » imitation d’une personne « sur la pelouse. C’est un symbole qu’on voit souvent apparaître au détour des routes et autoroutes des régions boréales et polaires.
Cette structure de pierres empilées à l’aspect d’être humain est souvent confondue à un inukshuk « ce qui agit en tant qu’être humain « (ᐃᓄᒃᓱᒃ), un cairn utilisé comme repère par les Inuits.
Cette confusion s’applique également aux termes « Inuit » et « Ilnu », deux termes parfaitement distincts; le premier représentant le peuple autochtone qui occupe l’Arctique canadien, et le second celui qui occupe Nitassinan, territoire boréal situé dans la péninsule du Labrador…
Alors que je m’approchais de la porte d’entrée, un grand chien noir aux yeux d’Husky a bondi joyeusement vers moi. En me retournant, j’ai vu apparaître Denyse sur le coin de la porte.
Denyse fait partie de la dernière génération pratiquant l’Innu-aimun5https://fr.wikipedia.org/wiki/Innu-aimun, cette langue originelle polysynthétique6Langue composée de morphèmesaujourd’hui en voie d’extinction.
D’ailleurs, elle la comprend, mais ne la parle pas couramment, précise-t-elle.
– On parle Innu entre nous, mais nous sommes peu nombreux à le connaître dans la communauté, me raconte-t-elle. Les plus jeunes ne le pratiquent pas
La langue innue fait partie de la famille algonquienne. Dans cette langue ancestrale, la notion de « mot animé » est primordiale. C’est le langage du territoire de chasse, de la vie en forêt telle qu’elle est ancrée dans la culture nomade innue. Tradition orale transmise de génération en génération, elle est aujourd’hui menacée par le mode de vie contemporain et le bilinguisme introduit par la colonisation. Si elle est encore parlée dans la majorité des communautés innues, elle ne l’est plus à Essipit, une communauté de la Côte-Nord, et tend à disparaître à Mashteuiatsh. Aujourd’hui, 11.000 personnes dans l’Est du Canada le maîtrisent encore.
Après avoir fait connaissance, nous nous sommes assises dans le patio. Je contemplai son visage taillé par les éléments et ses cheveux de jais, fascinée par l’expression de son regard.
« On allait dans le bois tout l’hiver… »
Très vite, je lui demandai de me parler de son parcours dans la vie, et plus particulièrement de son expérience dans la forêt.
– Nous on allait dans le bois tout l’hiver, mais quand l’école a commencé, on pouvait plus y aller, alors on est resté chez nous, dit-elle d’une traite.
Le chien s’est approché d’elle et s’est posté à ses pieds sans me quitter des yeux.
Relevant la tête, Denyse m’a lancé d’une voix pleine d’énergie,
– Quand j’ai eu mes dix-huit ans, j’ai commencé à faire « l’école de bois » (l’école dans le bois), comme on appelle ça. Le professeur avait une tente à côté de nous. L’enseignant qui était métis, nous recevait sous une « tente prospect », dit-elle.
La tente prospect est une pièce iconique de la ruée vers l’or. C’est ce type de tente ultra résistante, originellement utilisée par les prospecteurs et les chercheurs d’or, qu’on dresse avec des troncs d’arbres coupés sur place. Mais c’est aussi l’indispensable élément de survie des trappeurs qu’on chauffe avec un poêle à bois.
– Est-ce que le programme scolaire était semblable à celui qui est donné dans les écoles ?
– Oui, il nous apprenait le français, les mathématiques, la géographie et nous donnait l’éducation catholique…
– J’avais pas le droit de parler ma langue natale quand j’étais enfant, murmure-t-elle brusquement.
La langue natale et les croyances étaient tabous.
– C’était le père qui décidait de tout, parce que c’était lui qui nous faisait vivre de la chasse.
Denyse m’explique que jadis, l’homme s’occupait de la grosse chasse et des gros oeuvres comme la confection des canots, tandis que la femme prenait en charge la petite chasse, l’entretien du campement et le tannage des peaux.
Même si la colonisation a changé le modèle originel, elle n’a néanmoins pas fait disparaître le mode de vie traditionnel. Et lorsqu’il est question de survie dans un environnement naturel, l’équilibre se fait tout naturellement dans les tâches quotidiennes, la synergie se réalisant dans une communication non verbale entre les êtres humains…
– En hiver, le père partait à pied à la chasse, on avait pas de ski-doo. Il posait des pièges, mais au fil du temps, il y a eu tellement de pièges posés par les allochtones que le gibier a commencé à manquer.
Je sens l’amertume poindre au travers de ses paroles; cette mise en péril du mode de vie ancestral, des valeurs nomades, c’est une affaire que le mode de vie contemporain menace…
– On restait dans le bois dans une tente de prospecteur et on restait là jusqu’au printemps, m’expliqua-t-elle. On dormait là avec ma grand-mère et on attendait que le poêle soit allumé, parce qu’on se réveillait avec les cils blanchis par le gel. Pis fallait dormir avec du « cannage »…
– Du cannage ? questionnai-je.
Elle éclata de rire.
– On se glissait des « cans de carnation »7conserves de lait concentré sous nos vêtements, on se les collait à même la peau pour qu’ils n’explosent pas sous le froid. Il n’y avait ni eau ni électricité. On n’avait pas de pommes de terre ni de légumes, on vivait avec les éléments…
« Nous, les femmes, nous sommes les gardiennes du savoir ancestral »
Denyse parle à toute vitesse, elle a soif de cette vérité qui jaillit malgré elle dans ses paroles, sans vernis ni détour. J’étais sidérée par son témoignage, au vu des moyennes saisonnières de la région. Les conditions de vie durant la période hivernale dans les territoires nordiques sont si extrêmes qu’elles demandent une résistance hors du commun.
– Le père partait travailler et nous, on savait ce qu’on avait à faire… Je m’occupais de mes trois frères et de ma petite sœur, confie-t-elle.
– Quand Maman a divorcé, c’est moi qui me suis occupée de mes petits frères dans la tente.
Lorsque je lui demandai quelles étaient ses croyances, elle me répondit,
– Moi je crois en la Nature. Le respect pour moi, c’est le plus important, de tout ce qui vit, c’est ça mes croyances…
Cela inclue bien évidemment, le respect aux ancêtres et esprits, selon les perceptions animistes des autochtones. Puis après marqué un temps, elle reprit,
– Le père, il a vécu dans le bois toute sa vie, jusqu’à quatre-vingt cinq ans. Il ne voulait pas descendre… dit-elle en riant. Il s’était bâti un chalet sans eau et sans électricité,
avec une génératrice, pis il charriait son eau tous les jours, raconte-t-elle.
Les Innus s’installent toujours auprès d’une rivière; une règle de survie élémentaire.
– Dans nos traditions nomades, on part avec le strict nécessaire, la tente, du sel, de la farine, du sucre, de la cassonade, de la mélasse, quelques cannages, mais quand ça vient à manquer l’hiver, on mange des lièvres, du castor, de l’orignal, ce qu’on ramène de la chasse…
Elle se tut quelques secondes, les yeux perdus dans ses pensées.
– C’est quoi la priorité pour les femmes autochtones, les femmes innues, aujourd’hui ? Demandai-je.
Elle éclata de rire.
– Nous sommes les gardiennes du savoir ancestral, pis, pour les revendications, ce sont les femmes qui se mettent en avant pour déclarer les hostilités…
Elle laissa passer un temps et murmura,
– Moi je suis une militante environnementale, je me rends souvent sur des barrages pour protester contre les coupes à blanc.
Cette « autre partie que j’ai perdue de moi »…
Soudain son visage s’assombrit alors qu’elle me glissait ces paroles terribles, sautant de sujet,
– J’ai eu deux enfants, deux filles, heureusement, dit-elle, car un chirurgien m’a tout enlevé…
Et sans reprendre son souffle, elle me confia,
– J’ai subi une hystérectomie et une opération de l’intestin à vingt-huit ans, deux opérations que je n’aurais pas dû subir, ajoute-t-elle sans émotion, suite à un diagnostic erroné d’un chirurgien à la ville.
Le visage de Denyse est impassible, mais son regard perçant raconte une autre histoire, celle d’une violence subie et tue par un millier de femmes autochtones durant plusieurs générations; cette gravité naturelle qui vous claque au visage comme une violence…
Les conséquences des pratiques génocidaires8https://api.fqpn.staging.molotov.ca/wp-content/uploads/2021/02/AICRJ_STOTE-STERILIZATION.pdf utilisées jusque dans les années 70 se lisent sur les visages comme une plaie ouverte, pensai-je.
J’avais hélas entendu parler des ligatures de trompes et de stérilisation forcée au hasard de mes rencontres avec les femmes autochtones.
Il faut lire l’ouvrage de Karen Stote intitulé « An Act of Genocide: Colonialism and the Sterilization of Aboriginal Women » (2015).
Denyse est l’une des nombreuses victimes « d’une défaillance du système », de discrimination systémique ou tout bonnement d’ignorance médicale, car l’anatomie féminine reste encore un secteur qui suscite peu d’intérêt pour la Science. Il suffit de constater l’utilisation de médicaments unisexe, pour des corps anatomiquement et physiologiquement différents…
– Mes enfants, je les ai eus avec un non-autochtone. J’ai perdu une génération parce que j’ai dit « oui » quand je me suis mariée, dit-elle d’une traite,
– Ça signifie que je suis devenue une « métisse » selon la loi. Et maintenant que je suis divorcée, ils ne veulent pas me rendre mon statut.
– Cette « autre partie que j’ai perdue de moi »… dit-elle avec émotion.
– Ma fille a sa carte autochtone, mais mon fils n’a pas le droit d’avoir sa carte, c’est la même affaire…
La même affaire, c’est une allusion à la Loi sur les Indiens, une loi créée le 12 avril 1876 ; ou plus précisément, un protocole d’assimilation forcée conçu durant la colonisation afin de priver les nations amérindiennes de leurs droits les plus fondamentaux, tels que statut identitaire, culture et territoires…
Même si elle a été modifiée à de nombreuses reprises, ce vestige de la colonisation permet encore au gouvernement fédéral d’administrer le statut d’Indien, les gouvernements locaux des Premières Nations et les réserves, et définit les obligations gouvernementales à leur égard. Particulièrement discriminatoire, cette loi a fait perdre le statut à des milliers de femmes amérindiennes qui avaient épousé un homme n’ayant pas le statut d’autochtone9https://sencanada.ca/fr/sencaplus/opinion/les-femmes-et-les-enfants-des-premieres-nations-meritent-que-le-gouvernement-federal-prenne-des-mesures-pour-remedier-a-la-discrimination-qui-perdure-dans-la-loi-sur-les-indiens/
– Et la chasse ? Est-ce que tu pratiques ?
– Du temps où j’étais jeune, avec mon père, j’étais habituée, mais maintenant, je suis trop sensible. Je peux chasser des lièvres, des perdrix, mais pas des orignaux. Je les ai déjà vus tomber, et ça faisait pitié, ça me faisait pleurer… dit-elle avec émotion, avant d’enchaîner,
– Mais maintenant, on est chanceux quand on voit un orignal. Y a tellement de chasseurs dans le bois, des blancs et métis qui ont obtenu des lots de terre, et ceux qui viennent dans les pourvoiries, y a du monde partout, y a pas une fourche où il n’y a pas un campement… Pis on nous dit qu’on est pas chez nous, alors que c’est notre territoire !
Puis après un temps;
– Pis, la moitié du temps, ils font juste les blesser, pis nous on retrouve les carcasses en automne… Ils ont pas de respect.
Le face à face avec le tourisme de loisir et la chasse à titre « d’expérience » irritent de nombreux autochtones pour lesquels, la chasse de subsistance est encore rattachée à leur mode de vie. Les arbres à prières en sont une preuve. Les animaux ont droit au respect, au même titre que les êtres humains, parce qu’ils font partie du grand Tout, du cercle sacré. Et cette notion d’interdépendance est attachée à la croyance animiste qu’une force vitale anime tous les êtres et les éléments naturels sans distinction…
Denyse m’emmène dans son jardin et s’assied dans une balançoire. Je vois ses yeux pétiller tandis qu’elle énumère ses griefs envers le Conseil de bande, que ce soit sur les modalités de redistribution des aides sociales en période de pandémie, ou l’obtention d’un permis de construire.
– Du fait qu’on vivait dans le bois, on a jamais eu de maison dans la réserve. J’ai acheté un terrain avec mon conjoint. Aujourd’hui, il est décédé. Çà fait sept ans que je me bats pour obtenir une dérogation pour bâtir une maison et aménager une canalisation, mais ça m’est toujours refusé par le conseil de bande, alors que je suis une vraie autochtone. Je n’ai même pas le droit de monter une tente prospect dans mon jardin, déplore-t-elle, alors que nous sommes installés sur une terre innue… Encore et toujours les conséquences de cette loi des Indiens, accentuant la vulnérabilité des femmes.
Soudain Denyse change de sujet et me confie,
– A Masteuiatsh, nous n’avons pas de criminalité, mais en revanche, nos jeunes ne font rien, ils traînent dans la rue.
– Il y a beaucoup de toxicomanie dans la réserve, reprend-elle. Mais chez nous, on en prend soin, comme de nos alcooliques. Dans toute les petites communautés, il y en a toujours. Y a que ceux qui ont fait des études, qui obtiennent des emplois. Mais nous on est des nomades ! dit-elle en riant en me désignant les arbres.
– On est habitués à être dans le bois, pas à être assis dans une classe pendant des heures cinq jours par semaine, murmure-t-elle avant de s’écrier, les yeux pétillants,
– C’est important notre liberté !
Elle marque une pause, et reprend à toute vitesse,
Y en a beaucoup qui ne veulent pas aller à l’école. Moi j’ai un diplôme d’éducatrice pour petits enfants. Avant je travaillais dans le bois avec mon conjoint, mais maintenant, je suis à Pointe Bleue. Je travaille aujourd’hui comme cuisinière à mi-temps… J’ai pas à me plaindre, dit-elle en quittant la terrasse.
En lui emboîtant le pas dans le jardin, je lui demande,
– C’est quoi le rapport entre hommes et femmes chez les autochtones ?
– C’est à part égale. Bien sûr, ma mère suivait toujours mon père, c’est lui qui décidait, mais contrairement à ce qui est dit dans les médias, les autochtones n’exercent pas de violence à l’égard des femmes. Nous sommes bien traitées. Il suffit de regarder les statistiques des féminicides dans le monde, pour voir que ça ne vient pas de chez nous, cette violence ! Mais nous avons un autre problème à régler ici…
Son expression se fige.
– Un problème de taille, murmure-t-elle d’une voix grave.
Elle laisse passer un temps puis jette,
– Le territoire…
« Les territoires n’appartiennent pas au conseil de bande, mais aux familles... »
– Est-ce que le fait de n’avoir aucun traité garantit la protection de vos territoires ? Demandai-je.
– Ces territoires n’appartiennent pas au conseil de bande, mais aux familles. Et à Masteuiatsh, il n’y a que huit familles de souche innues… Nous, on a vu dix mille « nouveaux autochtones » – métis et autoproclamés – s’y implanter…
Puis,
– Le Plan Nord dans la Baie James, il a fini en traité pour céder le territoire.
Denyse faisait allusion à la Convention de la Baie James, un traité qui avait permis de poursuivre la construction de barrages hydroélectriques dans la région, tout en reconnaissant des droits aux Cris et aux Inuits moyennant des indemnités10https://fr.wikipedia.org/wiki/Convention_de_la_Baie-James_et_du_Nord_qu%C3%A9b%C3%A9cois.
Parfaitement consciente de l’ampleur des enjeux du Plan Nord, autant sur le plan environnemental qu’économique, elle s’inquiétait qu’il porte atteinte à la survie des derniers grands sanctuaires naturels.
– Le Plan Nord concerne plus de 1,2 million de kilomètres carrés… dit-elle.
Des terres qui comprenaient l’ensemble du territoire du Québec situé au nord du 49 ème parallèle, au nord du fleuve Saint Laurent et de son golfe.
La stratégie de communication en parlait comme d’un projet de développement durable mené en partenariat avec les autochtones, conjuguant exploitation massive des territoires et protection de la biodiversité; des mots troublants lorsqu’on connaît l’impact réel de l’activité minière sur la faune, la flore, les rivières et les nappes phréatiques.
Les ressources et le potentiel énergétique de ce territoire nordique font rêver : ressources énergétiques, minérales parmi lesquelles des éléments très recherchés pour les nouvelles technologies qu’on nomme éléments de terre rare et dont l’extraction est extraordinairement polluante, et bien sûr des ressources forestières, faunique et touristique.
Ces terres sont majoritairement peuplées par les Premières Nations et les Inuits.
Inuits, Naskapis, Innus, Cris, Atikamekws et Algonquins sont directement concernés par ce plan : leurs territoires de chasse seront impactés par les changements drastiques qu’occasionnera la mise en oeuvre de ce projet avec ses 17 projets miniers et son essor économique.
Quant à la protection environnementale, les données sont, on ne peut plus, évasives : le projet annonce que « 50 % de son territoire sera consacré à des fins autres qu’industrielles, à la protection de l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité. »
Si des réserves fauniques et des projets d’écotourisme doivent y voir le jour, ils se concentrent sur 20% du territoire, les autres 30% étant soumises à d’hypothétiques reprises de friches industrielles qui seront étalées dans le temps.
– Dans ce projet, il faudrait une loupe pour voir les zones protégées ! Dit Denyse en s’esclaffant.
Une concession dérisoire au vu des dégâts massifs et durables occasionnés par l’extraction de minéraux rares et d’autres exploitations. Si on s’en tient au sinistre vécu par la forêt boréale, à son record d’incendies et à l’appétit énergivore de l’humanité en matière de consommation et de loisirs, il y a là matière à réflexion…
– Mais nous autres, on veut pas céder, car c’est pas tout le monde qui a un territoire dans notre réserve. Le conseil de bande dit que si on veut des aides du gouvernement, il n’a pas le choix de céder nos territoires, parce que tout ce qui est au-dessus de notre territoire nous appartient, mais ce qui est en dessous appartient à la Reine, la Couronne…
L’argument était-il justifié ? Me demandai-je intérieurement.
– Est-ce que vos territoires peuvent être envahis ?
Elle éclata de rire.
– Ils le sont. Il y a plus de 10 000 « nouveaux indiens » (référence à métis et indiens autoproclamés), et tout ce qu’ils veulent, c’est des territoires de chasse, c’est de se sauver des taxes et avoir la carte indienne. Avec tout çà, bientôt il n’y en aura plus d’aides gouvernementales…
Denyse marque un silence avant de s’emballer,
– C’est le conseil de bande qui a saisi mes terres… Le pire, c’est qu’ils vont les vendre à 3% de redevance actifs sur la mine. C’est dans l’entente de principe qu’ils ont signée avec le gouvernement en 2004 pour l’exploitation du territoire.
Denyse ne décolère pas.
– Les aînés se sont levés pour s’opposer à ce projet-là, parce que le conseil de bande s’est emparé illégalement des territoires des familles innues, dit-elle avec véhémence. Il les a mis sur une carte et négociés sans le consentement des familles, s’écrit-elle.
Elle laisse passer un temps, et lance,
– Il a même bloqué des coupes sur mes terres ! On est toujours en train de se battre pour nos droits. Après çà, on se fait regarder de travers dans la réserve, parce qu’on est plus gros, nous les vrais innus. Comme je te disais, il y a à peu près huit authentiques familles innues dans la réserve, quelques deux cent âmes…
Elle hausse les épaules et ajoute,
– On a des conseils tribaux comme Mamuitum11Entente de Principe d’ordre général entre les Premières nations de Mamuitun et de Nutashkuan et le Gouvernement du Québec et le Gouvernement du Canada https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1100100031951/1539797054964 ou Aishkat Innuat, liberté et autodétermination, des « cercles d’échange » mais en réalité, c’est la même affaire. Ils pratiquent la même stratégie de communication et utilisent des jeunes pour les instrumentaliser…
En la regardant, je sens poindre cette lassitude à l’égard des coulisses du pouvoir…
Pour Denyse, le combat, c’est quelque chose qui fait partie d’elle…
Quelque chose à laquelle sa vie l’a préparée… La vie dans le bois, la survie au quotidien, affermie par l’expérience de ces grands territoires de chasse qu’elle a parcourus en emboîtant les pas du père. Les hivers rudes connus dès la plus petite enfance, ça laisse des empreintes, ça rend fort parce qu’il n’y a pas le choix. C’est ça ou tomber… pensai-je.
– Quand on a protesté contre la centrale à Val Jalbert, les trois non-autochtones parmi les incriminés n’ont rien eu, seuls les autochtones ont eu une amende de 5.000 pièces. L’avocat de Greenpeace censé les défendre a obtenu une place VIP pour le pow wow par le conseil de bande. Mais il n’a pas défendu les autochtones, dit-elle avec une pointe d’amertume.
Le chien de Denyse se lève brusquement et s’élance à toute allure sur la pelouse.
– Celui qu’on a vu entrer en VIP, le président d’honneur, autour du poteau, c’est lui qui coupe tous les arbres à blanc, c’est lui qui commandite le pow wow…
Le red-washing12principe du greenwashing opéré envers les Premières Nations est un stratège de marketing des grandes compagnies, un leurre qui aujourd’hui, n’a plus de prise sur la majorité des gens, pensai-je mais les gens de la « COM13secteur de la publicité et de la communication » sont restés accrochés à la « poudre aux yeux » qu’ils vendaient dans les années 80.
Denyse soupire.
– On va danser autour de ce poteau-là, au nom de la destruction du territoire ! Dit-elle avec une pointe de sarcasme, avant d’ajouter,
– Les vrais rassemblements, ça se pratique dans le bois. On mange ensemble, on fait des rassemblements où on sort le teuiekan, ça n’a rien des pow wow commerciaux
On assiste malheureusement aux luttes de pouvoir habituelles dans les communautés, entre progressistes et traditionalistes; des avis tranchés sur l’avenir du territoire ne répondant pas aux critères des « elders ».
Mais quel développement durable peut-on attendre d’un système basé sur l’exploitation des richesses matérielles et humaines, tel qu’il s’est défini dans le cours de l’histoire ? Ou d’une culture dont l’évolution ne s’est jamais affranchie de son culte de l’ego et de sa cupidité ?
À l’heure du dérèglement climatique majeur que nous vivons, la question n’a plus à être posée.
– Nous, on riposte. D’autres membres de nos familles ont monté des campements, et ne se sont pas enregistrés au conseil. Malheureusement, on est pas assez de vrais Innus pour défendre nos terres, répète-t-elle…
Le nombre n’est pas important, en revanche la vérité, celle qui est en train de gicler, est un torrent qui balaiera les dernières illusions de ce monde consumériste…
« Ka kanuelitak utassinuan », la lutte de deux Kukums
Deux ans ont passé depuis mon entretien avec Denyse. La situation qu’elle décrivait alors est loin de s’être améliorée, puisqu’elle a déclenché des blocages sur les chemins forestiers, qui ont fini par faire intervenir Ian Lafrenière, le ministre des Affaires Indiennes…
Après deux blocages organisés par le collectif Mashk Assi et le collectif atikamekw Ekoni Aci fin juillet, Denyse et Diane Blacksmith, une autre gardienne de territoire, se sont opposées à la forestière Résolu14https://www.lesoleil.com/actualites/2023/08/07/des-chefs-de-territoire-bloquent-un-forestier-a-girardville-ZW4FBYJAOND67J2J6GQKALFJAE/, l’une des plus grandes compagnies canadiennes, freinant ses activités sur le territoire traditionnel de familles inuat; une action dont Mashk Assi a d’ailleurs tenu à se distancer.
Les kukums ont bloqué le chemin Girardville, avant de se positionner sur le chemin forestier près du km 59 du chemin de la Domtar, dans le secteur de Mistassini. Faisant valoir leurs droits ancestraux en vertu de l’article 35 de la Constitution canadienne, elles ont demandé l’arrêt complet des coupes de la compagnie, tout en revendiquant les redevances des coupes données au conseil de bande de Mashteuiatsh.
La prospection minière de First Phosphate, des minéraux « critiques » destinés à la fabrication de batteries électriques, a également été interrompue lors du blocage.
Face à l’irruption de groupes de manifestants extrémistes et complotistes qui ont tenté d’instrumentaliser la cause des deux kukums, le ministre Ian Lafrenière est intervenu pour mettre fin au barrage.
Au palmarès des grands négationnistes environnementaux… on trouve « Résolu », un géant sans éthique qui, selon Greenpeace (enquête en 2017), met en danger la survie du caribou au Québec et dans le nord de l’Ontario; une compagnie jouant le déni avec force, capable d’attaquer Greenpeace malgré l’évidence de ses actions nuisibles à grande échelle. Rachetée par Paper Excellence, elle est dirigée par un héritier de Sinar Mars, compagnie indonésienne des pâtes et papiers accusée de déforestation et d’atteinte aux droits humains des populations autochtones.