Text & Photos : Ninka North

J’ai rencontré Al Harrington pour la première fois, lors du pow wow de Kanesatake1Kanehsatà:ke. Sur le coup, je n’ai pas saisi ce qui le distinguait des autres danseurs mais en l’approchant, j’ai remarqué sa réserve naturelle, ce trait subtil qui marquait sa différence culturelle. Car bien qu’on soit en territoire Mohawk, Al qui est Ojibwé, est aussi anglophone.

Al est originaire de la Première Nation Iskatewizaagegan
#39 FN 2https://en.wikipedia.org/wiki/Iskatewizaagegan_39_Independent_First_Nation, une réserve implantée sur les rives du lac Shoal à la frontière de l’Ontario et du Manitoba, mais réside dans la communauté Mohawk de Kanehsatake3https://fr.wikipedia.org/wiki/Kanesatake depuis une vingtaine d’années. Dans sa langue natale, Al se nomme « Wabskimiikwaan ».

L’origine du nom « Ojibwé » est vraisemblablement issue du terme « ozhibii’oweg » signifiant « ceux qui gardent trace de leur vision ». La langue ojibwé est également nommée « Anishnaabemowin ». Issu de la côte atlantique, ce peuple s’est par la suite établi à l’intérieur des terres.

Les Ojibwés4également dénommés Anishinaabe-Ojibwe ou Chippewas appartiennent au groupe des Anichinabés5« littéralement, les hommes originels ». Ce groupe comprend également les Algonquins, Odawas, Ojibwés, Chippewas, Saulteaux, Nipissings, Potawatomis, Mississaugas, ainsi que des métis.
Animistes, ils sont connus pour la place importante de la spiritualité et de l’imaginaire dans leur traditions.

Le parcours d’un militant

Pour les autochtones, la nature et les éléments ne sont pas de simples concepts, et Al n’est pas en reste lorsqu’il s’agit d’aller à la chasse en forêt ou pêcher. Lorsqu’il n’est pas à bord d’un kayak à guetter les premiers rayons du soleil sur la rivière, ou en train de préparer un bannock6https://fr.wikipedia.org/wiki/Bannique dans sa cuisine, il s’implique dans sa communauté avec un dynamisme qui paraît à toute épreuve.

Al s’est beaucoup investi pour y faire renaître la tradition, mettant en place le pow wow de Kanesatake en 2009, et de Montréal en 2013, et a notamment été l’instigateur de Round-dance7https://en.wikipedia.org/wiki/Round_dance à Montréal.

Créateur TikTok actif sur les réseaux sociaux, il a été directeur du «Round House Cafe», un projet œuvrant pour la réinsertion sociale des personnes marginalisées; un espace de vie dédié aux Premières Nations servant cafés et repas chauds au Square Cabot, familier aux itinérants autochtones.
Il est aussi travailleur social au Centre d’amitié autochtone de Montréal, où il réalise de nombreuses missions. Il a mis notamment en place la «Wolf Pack» en 2018, un groupe

d’intervention de nuit, agissant auprès des sans-abris autochtones à Montréal.

En Octobre 2019, Al a joué le rôle de médiateur pour les Rotinonheseshà:ka ne Kanehsatà:ke8Peuple de la Maison Longue, les Mohawks traditionalistes de Kanesatake. Il apparaît aux côtés de Katsi’tsakwas Ellen Gabriel9https://sovereignvoices1.wordpress.com/, artiste et militante des droits des autochtones Onkwehón:we, porte-parole de la nation lors de la crise d’Oka10https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_d%27Oka opposant les Mohawks à l’armée en 199011https://www.youtube.com/watch?v=3D_YYk7n4A4.

Cet évènement causé à l’époque par la violation d’une terre ancestrale pour l’agrandissement d’un terrain de golf, a levé une vague d’insurrection en laissant un goût amer dans les deux camps qui ne s’est malheureusement pas éclipsé avec le temps…

Pour apaiser les tensions qui perdurent dans la communauté, Al a suivi un jeûne d’une semaine afin de réclamer un moratoire sur le développement immobilier des terres contestées à l’ouest de Montréal12https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1361770/greve-faim-fin-kanesatake; un territoire initial de 689 kilomètres carrés drastiquement réduit à 11,88 km2.

Quand Wet’suwet’en remet en cause le système colonial

Lors de notre entretien, nous nous sommes assis devant sa maison, sous l’ombre des arbres, et avons évoqué la crise de Wet’suwet’en13https://fr.wikipedia.org/wiki/Wet%27suwet%27en qui avait précédé de quelques semaines la pandémie de Covid. Nous savions l’un et l’autre que le confinement n’allait pas freiner l’avancement du chantier du pipe-line.

Les travaux débutèrent malgré l’avalanche de protestations des Premières Nations et des écologistes. Comme de nombreux autochtones, Al avait pris partie pour la cause des chefs héréditaires et les membres de la Première Nation en Colombie britannique opposés au projet de gazoduc. En février 2020, il avait manifesté devant la GRC à Montréal puis sur les barrages de solidarité dressés sur la route d’Oka lors du bras de fer de la nation Wet’suwet’en, avec le gouvernement et Coastal Gaslink.

La crise démontrait qu’en dépit des signes alarmants de crise climatique, le développement des énergies fossiles se poursuivrait à grande échelle, quel qu’en soit le prix. Dénonçant l’exercice illégal de la colonisation, elle remettait en cause le système décisionnaire des chefs de bandes créé par les structures gouvernementales.

Avant la colonisation, la fonction des chefs héréditaires, leur rôle initial au sein des communautés, n’était pas seulement d’ordre économique. Leur leadership prenait en compte l’environnement qui était sacralisé, comme toutes les formes de vie, car il constituait l’héritage symbolique qu’ils transmettaient aux générations à venir.

L’interview du professeur Borrows paru dans The Globe and Mail14https://www.theglobeandmail.com/canada/british-columbia/article-wetsuweten-hereditary-system-coastal-gaslink-pipeline-protests-bc/ évoque les problèmes liés à la gestion des réserves par les systèmes de bande :

« Avant la colonisation, il y aurait eu des mécanismes bien compris pour résoudre les conflits, comme le pipeline proposé, qui traverse plusieurs territoires de maisons et a un impact potentiel sur les poissons, le gibier et les forêts. Au fil du temps, ces mécanismes se sont affaiblis, sous l’assaut d’un système de bandes et de conseils imposé par le gouvernement, vers lequel l’industrie et le gouvernement gravitaient. »15propos recueillis par Wendy Stueck and Brent Jangthe globe and mail. February 11, 2020.

Aujourd’hui le déni subsiste. Pourtant, personne ne peut nier la nuisance de ces « grands serpents noirs » pétroliers qui sillonnent les terres en répandant leur venin mortel dans les nappes phréatiques, lors de fuites et de déversements accidentels16https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2020-06-14/trans-mountain-un-deversement-en-colombie-britannique. En 2016, Husky Energy, en 2016, est responsable d’un déversement de 250 000 litres de pétrole à l’ouest de la Saskatchewan17https://ejatlas.org/conflict/husky-energy-pipeline-spill/?translate=fraffectant la santé des autochtones et de la faune.

Kanehsatà:ke, l’enfant terrible de la colonisation

Lors de ma venue, Al m’a fait découvrir la pinède à bord de son quad. Avec ses arbres centenaires et son tapis de mousse, il y règne une atmosphère magique. L’odeur de sève, entêtante des aiguilles de pin et le vert profond de la forêt font oublier le conflit historique qui a pris place dans ces terres convoitées.

– Ce sont les missionnaires qui ont apporté les graines pour consolider les berges sablonneuses, m’apprend Al.

Du territoire ancestral des Kanien’kehá:ka, il ne reste aujourd’hui que quelques kilomètres cédant à l’emprise de baraques où l’on vend des rêves, au milieu d’une route traversant des pinèdes historiques.

La pinède d’Oka, ce litige qui n’a jamais été résolu, reste un sujet toujours d’actualité dans la communauté, car ces terres sont les racines d’un peuple déplacé à plusieurs reprises durant la colonisation. À plus d’un titre, les magnifiques pins centenaires qui couvrent ce territoire réduit par les aléas de l’histoire sont précieux.

Les aïeuls des Kanien’kehá:ka ont planté les graines apportées par les missionnaires. Rattachées à leur histoire, ces pinèdes sont l’expression de leurs luttes et de leur identité.

D’ailleurs, pour citer ce peuple, on ne devrait plus employer le terme exonyme de Mohawk18littéralement « mangeur d’hommes » qui leur a été attribué jadis par les Algonquins, alors ennemis, mais bien Kanien’kehá:ka, qui est leur nom originel.

Ce qui saute aux yeux, c’est cette vérité dérangeante que le territoire de Kanesatake a été taillé en pièces, comme les morceaux d’un puzzle au cours des siècles.
Pour comprendre cette bizarrerie, il faut revenir à la colonisation, période durant laquelle les Sulpiciens de la Seigneurerie des deux Montagnes ont vendu des parcelles voisines à des colons blancs, érigeant une invisible frontière culturelle avec la communauté autochtone.

En 2010, la compagnie Norfolk19https://www.erudit.org/fr/revues/raq/2009-v39-n1-2-raq3971/045002ar/a tenté elle aussi la même manœuvre pour des projets immobiliers.

Un peuple sans terre, c’est un peuple qui s’efface à travers le temps…

Le conflit territorial qui touche la communauté de Kanesatake n’est pas d’aujourd’hui. Le passé est truffé d’incidents attestant le cynisme avec lequel la communauté a été traitée.

En témoigne le « wampum aux deux chiens » exposé par les chefs kanien’kehá:ka devant les autorités coloniales en 1781. Cette ceinture cérémonielle avait été confectionnée en 1721, lorsque les habitants de Kanesatake ont

quitté l’île de Montréal pour s’installer au lac des Deux Montagnes.

Les wampums sont tissés avec des perles mauves et blanches extraites de coquilles de qualogs20palourdes et buccins21escargots de mer.  Utilisées lors d’évènements diplomatiques et commerciaux, ces ceintures attestent symboliquement les traités, alliances et ententes conclues.

"Déclaration des chefs aux autorités coloniales " 

"Cette ligne blanche Père sur le collier décrit, tel que le veut notre coutume, la longueur de nos terres, ces figures main dans la main qui rejoignent la Croix représentent notre fidélité à notre religion que nous professons tous ; le Corps représente le feu du conseil de notre Village, les deux Chiens, à chaque extrémité, doivent garder les Limites de nos Terres, et si quelqu’un perturbe notre paisible possession, ils doivent nous avertir en aboyant, et c’est ce qu’ils font depuis les trois dernières années."22https://journals.openedition.org/gradhiva/6059

« Land back », un slogan qui ne risque pas de s’effacer des consciences…

En 1781, les Sulpiciens et l’état colonial avaient contesté la propriété des Kanien’kehá:ka. Les missionnaires affirmaient que ces terres leur avaient été concédées pour leur mission dans leur seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes.

Le wampum fut officiellement présenté comme titre foncier devant le Conseil exécutif de Québec, mais son interprétation fut habilement déformée pour discréditer leurs droits ancestraux et donner raison aux Sulpiciens.

Déformation, appropriation, les stratèges se succèdent… En 1741, un missionnaire sulpicien avait déjà utilisé ce wampum pour tenter de prendre le contrôle de la communauté en y nommant des chefs, déclarant :

« Écoutez avec soumission et respect vos pères les missionnaires et obéissez-leur en
toutes choses qu’ils vous recommanderont de faire pour le bien de vos âmes […].
Mes enfants, Chaque fois que vous regardez cette ceinture, elle vous dira que je
suis votre père et grand chef et donc, à la tête de toutes vos affaires. (…)
23https://ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/44419/1/Sabourin_Olivier_2022_these.pdf

En 2021, après moult rebondissements, le maire de la commune d’Oka a fait de la pinède un site patrimonial municipal, sans consultation du conseil Kanien’kehá:ka24https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1762213/conseil-mohawk-kanesatake-poursuite-tribunaux-pinede-site-patrimonial, ce qui a de nouveau relancé le débat ; une action compromettant une réconciliation avec la communauté, puisque ces parcelles font légitimement partie de son territoire ancestral.

Depuis des années, Kanesatake fait figure de zone de non-droit où les narcotrafiquants se disputent le terrain des cabanes à « pot »25 marijuana substituées aux « shops » de tabac, tandis que des promoteurs immobiliers tentent encore de grignoter les parcelles du territoire ancestral pour le morceler davantage. Les affaires se succèdent, tout comme les conseils de bande, mais rien ne change…

Parmi elles, il y a cet incident environnemental sévissant depuis des années malgré les risques sanitaires. À la sortie d’Oka, derrière les arbres qui longent la route, la rancœur et l’insoumission des habitants de la communauté se mêlent aux émanations toxiques du dépotoir installé sur le rang St Jean et ses rejets dans les nappes phréatiques. Cette zone où le silence pèse lourd de non-dits, est aujourd’hui au cœur des débats des politiciens. Et ce n’est pas la première fois.

Lorsqu’il est question d’Oka et de la communauté Kanien’kehá:ka, le fédéral et Québec s’emmêlent les pieds sans fin. Il faut dire que cette page d’histoire non résolue a laissé de terribles traumas au sein de la communauté…

Les guerres territoriales que les Européens ont initié en instrumentalisant les nations autochtones, alors qu’ils débarquaient sur cette « Terra Nullius » ont laissé des empreinte dans les sables mouvants de l’histoire..

Des Kanien’kehá:ka se sont battus aux côtés des Britanniques, d’autres, aux côtés des Américains, et d’autres ont été déplacés plusieurs fois par les Sulpiciens Français pour se retrouver minoritaires au milieu des colons blancs.

C’est de cette histoire vieille de plus de trois siècles qu’il est question, celle qui a déshérité ces peuples de leurs terres natales, leur ôtant les racines sans lesquelles aucune nation ne peut prétendre à une identité; une sale histoire à laquelle se greffe aujourd’hui les intérêts de groupes criminels internationaux profitant de cet espace privilégié en bordure des eaux.