Texte & Photos : Ninka North
En route pour la réserve de Manawan…
À la sortie de Saint Michel des Saints, après quelques kilomètres de route asphaltée, une piste sablonneuse plonge au cœur des milliers d’hectares de la forêt boréale sur plus de quatre-vingts kilomètres pour rejoindre la réserve de Manawan. L’appellation d’origine désignait un lieu-dit où l’on ramassait les œufs des oiseaux migrateurs, site où plusieurs familles d’Atikamekws s’étaient implantées avant la création de la réserve en 1906. Dans Lanaudière, Manawan est à la fois au Québec et au Nitaskinan1https://fr.wikipedia.org/wiki/Nitaskinan.
Nitaskinan, «notre terre» en langue atikamekw, couvre la majeure partie de la région de la Mauricie et s’étend aux régions voisines, un territoire couvrant quelques quatre-vingt mille kilomètres carrés.
La nation atikamekw a déclaré ses droits ancestraux et sa souveraineté sur son territoire en Haute-Mauricie en 2014, et réclamé un titre exclusif sur celui-ci en 2018.
Alors que nous roulons sur la trace forestière, je tente de m’imaginer l’invraisemblable périple des premiers hommes sur ces terres vierges à la fin de la glaciation. Partis de Sibérie il y a quinze mille ans, ils avaient franchi la Béringie2https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9ringie pour chasser le mammouth et le caribou, et étaient restés coincés sur les terres gelées d’Alaska pendant deux millénaires, avant de se disséminer dans les plaines. Avant l’arrivée des Blancs, il n’y avait ni frontières, ni réserves. L’espace n’était pas délimité et toutes ces terres représentaient un immense territoire de chasse que les tribus sillonnaient librement.
Nos escapades à Manawan ont toujours été épiques. Mon compagnon et moi avons emprunté à plusieurs reprises la voie forestière avec un vieux pick-up Chevrolet, sans clim dans la moiteur de l’été, fenêtres ouvertes, mangeant de la poussière mais heureux de nous trouver au cœur de la forêt boréale, malgré nos fréquentes pannes.
On ne fait pas la route forestière sans être équipé d’un bon véhicule tout terrain… La piste est chaotique et les véhicules la traversent à vive allure en faisant voler le sable et les gravillons, seul moyen de tenir le cap sans être trop secoué. Lors de l’un de nos voyages, le «tank à gas»3Réservoir d’essence s’est à moitié détaché, traînant sur le sol et nous avons dû redoubler d’ingéniosité pour le réparer.
Ça n’a tenu qu’une dizaine de kilomètres et nous sommes restés coincés une bonne heure sur le bord de la route, guettant les buissons où nous nous attendions à voir surgir un orignal.
C’est le temps de respirer la forêt, de ressentir ses effluves et son mystère…
Un 4×4 fait voler la poussière et se gare brusquement près de nous. Une tête coiffée d’une casquette passe à travers la vitre et nous sourit.
«Besoin d’aide?»
À la minute suivante, un résident de la réserve se plante devant nous et après quelques plaisanteries d’usage, nous tend une corde pour nous remorquer jusqu’à l’entrée du village. Lors de nos passages dans la communauté, nous avons toujours pu compter sur la solidarité et la gentillesse des gens qui traversaient la route forestière, trait commun aux Atikamekws. Ici, l’entraide est un code de survie des régions nordiques, c’est même un élément de base des traditions.
Nous arrivons enfin à destination à la sortie d’un virage. La réserve couvre huit cents hectares avec en son cœur le lac Métabeskéga4là où sortent les marécages jalonné sur la rive sud et ses hauteurs de plusieurs centaines de maisons de bois, avec une petite station-service, un supermarché, une auberge et une aréna. Comme dans toutes les réserves, les bâtisses alignées en bordure de route sont la propriété du gouvernement et sont exemptées de taxes sur l’habitation. D’imposants pick-up stationnent devant des palissades défraîchies par les rigueurs de l’hiver, des enfants jouent dans la rue et nous regardent passer.
Décor semblable à d’autres réserves. La vie est austère ici, allégée du superflu et des futilités du quotidien urbain, mais la richesse de Manawan, si elle échappe au premier coup d’œil, est unique. Il y a ce lac immense qui surgit à l’horizon dans les brumes matinales et la forêt imprégnée de mystère, cette nature sauvage avec laquelle on se sent enfin proche.
Puis il y a le silence. C’est à cette perception qu’on sait qu’on est loin de la ville, enfin délivré du fourmillement permanent de sonorités qui traverse l’espace.
Des chiens errants flânent au bord de la route. Certains d’entre eux ressemblent à de grands loups blancs. Ils ne subissent aucune maltraitance car le respect des animaux est dans l’ordre des choses. Dans la petite communauté, les véhicules ralentissent à leur passage. Intégrés au quotidien de la réserve, les chiens déambulent à proximité des campements lors des pow wows annuels et se fondent dans le décor.
Nitaskinan, la terre des ancêtres…
« On ne possède pas la terre.
C’est la terre qui nous possède »
murmurent les « elders »…
La pensée amérindienne diffère beaucoup de celle des Occidentaux. Le territoire ne connaît pas de limites exactes, le territoire, c’est Nitaskinan, la terre des ancêtres, là où l’on est né. C’est une notion sacrée, inviolable dans l’inconscient des autochtones, parce qu’ « on ne vend pas l’air qu’on respire, ni l’eau des rivières », comme le chef Seattle5Chef de la tribu des Dwamish et Suquamish, il parlait »lushootseed », dialecte traduit en jargon « chinook » : la traduction est approximative » l’a déclaré à Isaac Stevens6https://suquamish.nsn.us/home/about-us/chief-seattle-speech, lorsque les Blancs ont voulu acheter leurs terres. Posséder des choses n’est rien si on ne possède pas sa vie. On réalise très vite ce qui est essentiel au sein de la nature…
C’est dans cet état d’esprit que les Atikamekws ont traversé le temps, fidèles à leur mode de vie et à leurs traditions séculaires respectueuses de l’environnement; une authenticité qui témoigne de leur force de caractère et de leur résilience.
Leur histoire, comme celle de tous les autochtones, est mouvementée7https://www.manawan.org/nomadisme/territoire/. Entre 1670 et 1680, la petite vérole fait un ravage, décimant la majeure partie de la population. Sous les assauts répétés des Iroquois, les familles de survivants quittent leurs terres mais leurs descendants s’y réinstalleront une vingtaine d’années plus tard. En 1774, la Compagnie de la Baie-d’Hudson8https://fr.wikipedia.org/wiki/Compagnie_de_la_Baie_d%27Hudson ouvre ses premiers postes de traite9https://fr.wikipedia.org/wiki/Poste_de_traite et met en place les premiers échanges commerciaux.
En 1806, la loi des indiens10https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_sur_les_Indiens les fait passer de semi-nomades, à sédentaires dans les réserves. Les compagnies forestières créées dans la région en 1830 commencent à les employer. Le chemin de fer, l’implantation de barrages sur les bassins de la rivière Maurice et l’arrivée de main d’œuvre étrangère vont progressivement bouleverser leur mode de vie et créer une rupture dans la transmission culturelle. Le processus d’assimilation11https://fr.wikipedia.org/wiki/Assimilation_culturelle qui s’opère drastiquement au cours du XXème siècle leur interdit
de pratiquer leurs religions et leurs coutumes. Les familles sont éclatées, les enfants placés dans des pensionnats catholiques où ils sont évangélisés, dépouillés de leur langue et de leur culture. La polygamie12https://fr.wikipedia.org/wiki/Polygamie#Polygamie_au_Canada est déclarée illégale en 2011 au profit du mariage, et les enfants sont baptisés.
Toute cette époque de colonisation laisse des stigmates profonds qui s’étaleront sur plusieurs générations, ce qui a incité le gouvernement de Justin Trudeau13https://fr.wikipedia.org/wiki/Justin_Trudeau à mettre en place un processus de réconciliation en 201514https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_de_v%C3%A9rit%C3%A9_et_r%C3%A9conciliation_du_Canada, avec les Premières Nations; processus remis en question par l’exploitation d’un pipeline en Colombie britannique15https://fr.wikipedia.org/wiki/Blocus_autochtone_anti-gazoduc_de_2020_au_Canada et le racisme systémique dénoncé à l’encontre des autochtones après la mort tragique de Joyce Echaquan en 202016https://fr.wikipedia.org/wiki/Mort_de_Joyce_Echaquan.
Ce drame qui a soulevé l’indignation publique a conduit à formuler le « Principe de Joyce »17https://www.atikamekwsipi.com/public/images/wbr/uploads/telechargement/Doc_Principe-de-Joyce.pdf. Malgré tout le battage médiatique entourant ces tragédies, le racisme et la discrimination systémique n’ont toujours pas été officiellement reconnus au Québec. En mars 2023, Marjolaine Étienne, présidente de Femmes autochtones du Québec (FAQ) accompagnée de Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador et de Sipi Flamand, chef de la communauté de Manawan, a présenté une pétition à l’Assemblée nationale afin d’obtenir des actions concrètes de la part du gouvernement et l’adoption du principe de Joyce. Le gouvernement a refusé de déposer la motion.
"Le Principe de Joyce vise à garantir à tous les Autochtones un droit d’accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle. Le Principe de Joyce requiert obligatoirement la reconnaissance et le respect des savoirs et connaissances traditionnelles et vivantes des autochtones en matière de santé."
Aujourd’hui, la commune compte 2.208 habitants18Recensement 2022 à majorité catholique, une spiritualité19https://fr.wikipedia.org/wiki/Spiritualit%C3%A9_autochtone_au_Canada souvent conjuguée aux croyances autochtones. L’avis sur la religion est mitigé et nombreux d’entre eux renouent aujourd’hui avec leur culture ancestrale.
Même si l’évangélisation20https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vang%C3%A9lisation a laissé des marques terribles chez les aînés lors de leur passage au pensionnat, la présence d’une chapelle au bord du lac – Saint-Jean-de-Brébeuf – témoigne de leur histoire et de leurs liens avec les missionnaires jésuites. Son chœur agrémenté d’un tipi en écorce de bouleau et d’un pupitre a été réalisé dans le pur style autochtone par les habitants.
Longtemps surnommés «Têtes de boule» par les blancs en raison d’une coiffe ronde appliquée sur la tête des nouveaux nés, ils ont repris en 1972 le nom «Atikamekw» initialement attribué au corégone, un poisson blanc.
ci, on parle français mais surtout l’Atikamekw Nehiromowin21https://www.erudit.org/fr/revues/raq/2014-v44-n1-raq01643/1027875ar/, une langue vivante de la famille linguistique «Anicnape anishnabe»22algonquine reconnue comme dialecte du Cri. Transmise comme langue maternelle, elle s’écrit avec un alphabet latin constitué de quinze lettres. C’est une langue polysynthétique23https://fr.wikipedia.org/wiki/Langue_polysynth%C3%A9tique composée de nombreux morphèmes24https://fr.wikipedia.org/wiki/Morph%C3%A8me, qui passe pour l’une des plus anciennes. Les mots, très longs, peuvent exprimer une phrase entière dans d’autres langues.
Bien qu’il n’y ait une seule langue atikamekw, des variantes phonétiques existent au sein des trois communautés respectives de la nation: Obedjiwan et Wemotaci en Mauricie, et Manawan dans Lanaudière.
«Coocoocache»25https://fr.wikipedia.org/wiki/Coucoucache– hibou -, la réserve atikamekw créée en 1853, a été désertée en 1932 lors de la construction du barrage hydroélectrique du Rapide Blanc26https://fr.wikipedia.org/wiki/Centrale_de_Rapide-Blanc.
Loin des clichés dont ils font habituellement l’objet, les habitants des réserves ne vivent pas à l’écart du monde moderne et sont pour la plupart hyperconnectés. Les Atikamekws ne font pas exception à la règle…
Ici, petits et grands communiquent par le biais des réseaux sociaux avec la famille et les amis, échangeant avec d’autres nations les grands titres et rumeurs du jour. On pourrait dire qu’à l’instar du tambour, le net représente une merveilleuse chambre d’écho où le partage, une notion essentielle à la tradition, se pratique au quotidien. La communauté vit au carrefour de l’information et du grand territoire de chasse qui l’entoure, sans rien changer aux traditions qui s’accordent au rythme des saisons.
Au premier contact, la spontanéité et la gentillesse des habitants interpelle mais très vite, le tableau s’assombrit et l’on découvre la vulnérabilité des communautés. Les problèmes d’alcool des aînés, la violence aux femmes et le poids de l’histoire: le violent ethnocide qui leur avait collé l’étiquette de «sauvages»27La loi des Indiens, initialement nommée « loi des sauvages ». Puis il y a ce mot à ne pas prononcer devant les aînés, ce mot à l’origine d’un mal profond qui persiste. « Pensionnats »…
Et comme dans beaucoup d’autres réserves, on retrouve la toxicomanie chez les jeunes, l’ennui heureusement dissipé par la fréquentation de l’aréna de hockey en hiver…
Mais si le mal-être persiste dans cette petite commune nichée dans les bois où les psychologues se succèdent, d’autres sons s’avèrent porteurs de délivrance. Car chez les autochtones, la guérison s’amorce autour de la tradition, ou plus exactement du «tambour», un objet d’apparence banale, paradoxalement capable de venir à bout des traumatismes de la colonisation.
La pratique du tewehikan28tambour atikamekw est sacrée… Et plus encore, parce qu’il est vivant, incarnant un être à part entière. Il est pour eux «Grand-Père» ou «Grand-Mère», il est la voix des ancêtres; une tradition interdite au temps des missionnaires.
Ce retour aux sources qui s’est amorcé il y a tout juste une vingtaine d’années, a insufflé un nouveau souffle dans les communautés autochtones29https://www.erudit.org/en/journals/raq/1900-v1-n1-raq06413/1081917ar.pdf. Et à Manawan tout comme dans les autres réserves de la nation, on frappe le tambour avec une spontanéité et une énergie incroyable et ce, dès le plus jeune âge.
Dénommé « Peuple de l’écorce »
Même s’ils sont aujourd’hui intégrés à la vie moderne, la majorité des Atikamekws connaissent les plantes médicinales traditionnelles et les bases de survie en forêt.
Dénommé peuple de l’écorce pour leur fabrication de canots et l’artisanat du bouleau, ce sont les premiers à avoir pratiqué la récolte du sirop d’érable.
Aujourd’hui encore, la vie de la communauté s’articule autour de six saisons durant lesquelles toutes les familles se partagent respectivement les activités. Il y a « Sikon », le pré-printemps alloué aux érables, puis « Miroskamin » – le printemps – qui annonce le temps d’aller en bois en famille, de s’occuper des érablières, ou de partir à la chasse. C’est aussi le temps du repérage, de la chasse au canard, des outardes et de la pêche et du ramassage d’écorces de bouleau, mais aussi le travail des peaux d’orignal. Toutes ces activités s’étendent jusqu’à « Nipin », l’été.
C’est un temps de relâche durant lequel on s’adonne à la pêche, au montage des campements traditionnels, aux activités d’artisanat et à la préparation du pow wow. Suivent Takwakin, l’automne, saison de préparation de l’hiver, temps de ramassage de bois et préparation de raquettes, de la trappe, de la chasse à l’orignal et de la pêche au corégone, « Pitci-pipon », le pré-hiver marque la période de séchage des corégone30https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_cor%C3%A9gone, la préparation des peaux et fourrures, et « Pipon », l’hiver durant lequel on perle ses regalias31https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=20&type=imma#.XMzR4hRKij4 pour les pow wow estivaux.
La chasse est une activité importante dans la communauté, rythmée par les saisons. La chasse à l’orignal est interdite au printemps, mais se pratique en automne et en hiver. Il y a généralement quatre chasseurs pour traquer et tuer l’animal et une vingtaine de personnes qui suivent en skidoo pour le ramassage de la viande débitée sur place. Toutes les parties de l’animal sont partagées avec les membres de la communauté.
Bien que le secteur des ressources naturelles fournisse du travail, le bois en particulier, la réserve souffre d’un taux de chômage élevé. Et la route couverte de rocaille et de sable, propriété des compagnies forestières, est loin de faciliter les déplacements. Aujourd’hui encore, pour relier Saint-Michel des Saints, être équipé de Jeep ou de véhicules tout terrain s’avère indispensable.
La souveraineté des Atikamekws32https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/683598/nation-atikamekw-declaration-souverainete-territoire leur donne un droit de regard sur la coupe. Et les arbres ne peuvent être abattus qu’à une distance de cent mètres du bord du lac.
Mais depuis 2021, la déforestation massive qui s’opère méthodiquement sur le Nitaskinan crée des tensions au sein de la communauté. Suite au moratoire des Conseil des Atikamekws de Manawan et le Conseil de la Nation Atikamekw sur les coupes forestières, le ministre Lafrenière est revenu sur leur droit de regard, soulignant qu’il ne s’agissait pas d’un droit de veto33https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1836964/coupes-foret-atikamekw-consultation-autochtone-gouvernement-relations.
Blocages de route contre la déforestation…
En 2022, la communauté de Manawan s’organise au camp du kilomètre 60 pour monter la garde jour et nuit afin de protéger sa forêt 34https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1964206/foresterie-autochtone-quebec-atikamekw-negociations-coupes; une situation qui ne s’est pas améliorée en 2023, car c’est au tour d’une famille35famille Petiquayde Wemotaci de monter des barrages sur un chemin forestier, pour faire reconnaître ses droits ancestraux. Québec a répondu en nommant un « facilitateur », conseiller stratégique pour mettre un terme à « l’impasse » dénoncée par le grand Chef Constant Awashish…
L’exploitation massive de la forêt boréale est une catastrophe écologique sans précédent. Déjà dénoncée par Richard Desjardins dans son film « L’erreur boréale »36https://vimeo.com/ondemand/erreurboreale sorti en 1999.
Pour m’être aventurée sur les routes forestières grimpant vers le nord, je sais que la réalité est beaucoup plus désastreuse qu’il n’y paraît. J’ai vu des des rangées d’arbres derrière lesquelles un chaos de racines et de terres ravagées par les coupes à blanc s’étalent à perte de vue, mettant les bords de lacs en danger…
Depuis quelques années, on parle d’une route asphaltée qui remplacerait la route forestière et boosterait le
développement de la réserve; une priorité même si l’on pourrait objecter que c’est le prix de la tranquillité de cette réserve faunique et son identité culturelle qui sont en jeu. Car la préservation de l’environnement et les valeurs traditionnelles sont essentielles pour les Atikamekws.
C’est dans cet esprit que l’office de tourisme et l’hôtel de Manawan offrent l’opportunité d’expérimenter leur mode de vie dans un campement traditionnel.
Le site Matakan est accessible en canot en traversant le lac Kempt – Opockoteiak sakihikan en atikamekw – qui s’étend sur plus de soixante kilomètres avec une myriade de presqu’îles et de baies. Des forfaits nature y sont offerts sous encadrement d’un guide pour y passer deux nuits en tipi avec sapinage et feu de camp. Des activités d’Initiation à la pose de filets de pêche et des randonnées en canot ou en « rabaska » – canot communautaire – sont proposées. Pas d’eau courante, d’internet ou d’électricité, mais des conditions rustiques faisant appel aux savoir-faire et mode de vie ancestral dans un cadre d’une beauté à couper le souffle où les éléments règnent en maîtres absolus…
Une contamination environnementale en cours…
Une ruée vers l’extraction de minerais et de « claims » a lieu actuellement au Québec pour la construction de batteries lithium-ion des véhicules électriques.
L’impact sur les communautés autochtones ne s’est pas fait attendre, spécialement Manawan puisque « la plus grande mine de graphite occidentale »37https://www.24heures.ca/2021/03/25/la-plus-grande-mine-de-graphite-en-occident-sera-situee-dans-lanaudiere a précisément pris place au cœur de Lanaudière…
Malgré les perspectives de développement responsable mises en avant par les élus de la Nation, une pré-d’entente a été signée en 2018 avec Nouveau Monde Graphite38http://nouveaumonde.ca/. Ce projet de mine à ciel ouvert a vu le jour sur la propriété qu’il possède à Matawinie à quatre kilomètres de Saint-Michel des Saints. La promesse d’une route asphaltée reliant Manawan a bien entendu été mise en avant, malgré les conséquences environnementales désastreuses de ce type d’extraction.
Après une signature de pré-entente en juin 2019, les élus Atikamekws font demi-tour suite à des engagements financiers non tenus par Nouveau Monde Graphite. Après de nombreux revirements des élus, le projet sera finalement adopté – avec l’aval du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques -, en dépit des nombreux impacts de la
fosse392,7 kilomètres de long sur l’écosystème, la faune et des êtres humains vivant à proximité.
Nouveau Monde Graphite a débuté sa production commerciale en 2023 malgré la protestation et la mobilisation de Matawinie Ekoni Aci40https://www.ledevoir.com/opinion/idees/596266/avec-la-mine-au-nitaskinan-la-reconciliation-peut-attendre, collectif d’autochtones et non autochtones,
Aujourd’hui, la poussière et des produits extrêmement toxiques – de l’ordre de 100 millions de tonnes de déchets miniers – impliquant une contamination acide durable41https://www.safewater.org/french-fact-sheets/2017/3/9/exploitation-miniere-pollution sont déversés annuellement dans les eaux souterraines et les lacs, dont le lac Taureau.
À Manawan, beaucoup de gens survivent avec le bien-être social, une précarité d’emploi constante, les jeunes générations sortant à peine des traumas intergénérationnels familiaux. De là à se demander si ce plan fait partie de la « Réconciliation annoncée » ou d’une « colonisation passive » ?
Les communautés autochtones ont-elles une véritable autonomie de « refus » lors des consultations ? Est-ce une opportunité d’évolution pour elles de collaborer à la destruction de ce qui leur tient le plus à cœur ?
Onickakw !42« Réveillez-vous »
«Les compagnies extractivistes, déclare Sipi Flamand, pour qui faire de l’argent constitue l’unique raison d’être ici sur la planète, considèrent l’Autochtone protecteur de l’environnement – de la Terre-Mère – comme un détracteur». et plus loin, «Nos territoires sont en train de s’engloutir au profit d’un capitalisme sauvage, en raison d’une “réconciliation” extractiviste!» Extrait de "Nikanik e itapian"
Bientôt, ceux qui sont les «garden’s keepers»43gardiens du jardin de la planète n’auront plus de sanctuaire à protéger.
«C’est leur choix», diront certains…
Et les autres ?
Les autres s’en fichent et s’achètent des chars rutilants qui boivent le sang des « gros serpents noirs »44Allusion aux pipe-line, propre aux autochtones traversant la Colombie britannique. Mais depuis 2022, Sipi Flamand, le nouveau chef de Manawan, s’investit pour faire changer les choses et porter le flambeau des nouvelles générations.
Analyste politique spécialisé en gouvernance autochtone, Sipi Flamand est très impliqué dans l’action de décolonisation. Il a d’ailleurs écrit l’essai dystopique « Nikanik e itapian »45Un avenir décolonisé publié aux Éditions Hannenorak, dans lequel il porte un avis critique sur les compagnies industrielles46https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/nikanik-e-itapian-un-avenir-autochtone-a-decolonise-a-flamand-sipi-9782925118190. Il a également réalisé le film « Onickakw« 47https://www.youtube.com/watch?v=pZegKFvTCaI; documentaire émouvant sur la condition de son peuple.
Son nom traditionnel, « Miaskom Sipi« , semble symboliquement approprié à la mission qu’il s’est donnée puisqu’il signifie « À la rencontre de deux rivières« …
Depuis le début de son mandat, il œuvre pour plus de justice sociale au sein de sa communauté, car malgré tout le battage médiatique encadrant le drame des
pensionnats et de la colonisation, le racisme et de la discrimination systémique n’ont toujours pas été reconnus officiellement au Québec.
En mars 2023, Sipi Flamand s’est joint à Marjolaine Étienne, Présidente de Femmes autochtones du Québec (FAQ) et Ghislain Picard, Chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, pour déposer une pétition à l’Assemblée Nationale afin d’obtenir des actions concrètes du gouvernement et l’adoption du Principe de Joyce.
Comme en 2020, le dépôt de la motion a été refusé48https://www.lenouvelliste.ca/2023/03/17/rejet-du-racisme-systemique-quebec-fait-fausse-route-selon-des-leaders-autochtones-1762eb44b89227daef0038687bdf8791.
En cette période de progrès techno-consumériste qui n’a rien d’une « évolution positive », peut-être serait-il bon de se rappeler les derniers mots de César Newashish49https://en.wikipedia.org/wiki/Cesar_Newashish, célèbre concepteur atikamekw de canots traditionnels50https://www.erudit.org/en/journals/raq/2014-v44-n1-raq01643/1027884ar.pdf.
«Witamowikok aka wiskat eki
otci pakiti-namokw kitaskino,
nama wiskat ki otci atawanano,
nama wiskat ki otci mecko-tonenano,
nama kaie wiskat ki otci pitoc irakonenano Kitaskino.»51“Tell them we never gave up our territory, we never sold it, we never traded it, and we never ruled otherwise with respect to our territory »