Texte & Photos : Ninka North

Musicien et Militant environnementaliste

Mike, dont le surnom innu «Kuekuatsheu» signifie carcajou, est un auteur-compositeur-interprète originaire de Mashteuiatsh1Pointe bleue, une communauté innue installée sur les bords du lac St Jean2Pakuakami en innu.. Passionné par sa culture, il chante et frappe son tambour sur les scènes nationale et internationale pour porter les échos de son peuple, ses craintes et ses espoirs depuis vingt-huit ans.

Artiste militant pour l’environnement – une évidence pour ces chasseurs-cueilleurs nomades millénaires qui ont toujours

entretenu un profond respect pour la Terre-Mère -, il chante pour promouvoir sa culture dans le style rock-folk en innu, français et anglais. Il a été nominé aux Indigenous Music Awards en 2019, et aux Canadian folk music Awards en 2020.

Infatigable, il offre également des conférences et ses prestations de conteur le temps d’une échappée urbaine, pour partager les traditions de son peuple.

En 2019, j’ai eu la chance de le croiser à Montréal à deux reprises. J’ai assisté à l’une de ses conférences, puis quelques jours plus tard au concert qu’il donnait à l’Escalier, un bar culturel de la Sainte Catherine.

Lors de ces deux évènements, Mike a fait sonner son tambour, figeant l’espace dès les premiers battements. Comme bien des autochtones, il porte avec lui cette énergie des grands espaces…

J’ai souvent entendu des tambours de cérémonie durant les pow wows, mais cette fois, dans cet espace clos, l’écho décuplé avait jailli comme le bruit du tonnerre. C’est d’ailleurs à cet instant que le bar s’est empli de natifs3 Référence à «native people» : autochtones. Des chants accompagnés de rythmiques rock et folk ont suivi. Durant plus d’une heure, Mike nous a embarqués sur les rivages lointains du rêve, chantant dans sa langue avec entrain. J’écoutais les rivières, j’entendais le craquement du bois et le chant des oiseaux, j’étais là sur cette onde qui se propageait autour de nous comme une invitation au voyage…

Après le concert, nous nous sommes assis à une table et tout en sirotant nos cafés, nous avons pu échanger quelques paroles. Mike est innu4https://fr.wikipedia.org/wiki/Innus et atikamekw5https://fr.wikipedia.org/wiki/Attikameks du côté paternel, waban-Aki6https://fr.wikipedia.org/wiki/Ab%C3%A9naquis du côté maternel, et ses yeux d’un bleu franc révèlent ses ascendances québecoises issues d’un aïeul. Comme beaucoup d’autochtones, il est issu de lointains métissages, une pratique déjà familière à leurs

ancêtres pour éviter la consanguinité. Il porte d’ailleurs en lui en lui les gènes d’anciens soldats de la Guerre de Sécession71861 à 1865, la guerre civile américaine opposant l’Union contre les Confédérés, à laquelle le Canada prendra part, fera plus de 600 000 victimes..

Dans le fil de la conversation, j’apprends que le lac st Jean, tout comme Tadoussac8https://fr.wikipedia.org/wiki/Tadoussacsur la côte nord, constituaient jadis des carrefours où se rencontraient plusieurs peuples nomades de nations différentes. En tournant les yeux, je découvre de nouveaux visages. Le bar est bondé, principalement d’autochtones, reconnus à leur timbres de voix, français ou anglo-saxons avec leurs nuances respectives et leurs éclats de rires.

Ce rire spontané, authentique est une caractéristique qui m’avait frappée lors de mes premières rencontres avec les autochtones, n’ayant alors pas compris que cette singulière fraîcheur émanait en réalité de la résilience engendrée par la colonisation. Le rire, c’est une force et il en fallait beaucoup au vu du génocide passé sous silence durant plusieurs siècles.

La vie de Mike a toujours été imprégnée par la musique. Une grand-mère maternelle et un oncle abénaqui jouant de la guitare durant son enfance lui font découvrir cette passion qui lui permet de s’épanouir, malgré la vague de traumas intergénérationnels engendrés par les pensionnats et le racisme systémique. Un silence passa, l’un de ces silences si lourd de vérité qu’il sembla figer l’atmosphère…

Si elle constituait une échappatoire, la musique représentait également une médecine et une guérison. Mike avait débuté avec la musique occidentale puis il avait été introduit à l’intérieur du cercle avec le « teweikan », un instrument innu, dès l’école primaire. À l’époque, il écoutait du rock, Jimmy Hendrix en particulier.

– D’ailleurs, Link Wray, l’un des pionniers de cette mouvance, était un guitariste shawnee9https://fr.wikipedia.org/wiki/Chaouanons, précise-t-il.

Toutes ces influences lui donnent la motivation de se mettre à faire de la musique, puis composer des chansons… Il poursuit aujourd’hui , son parcours de musicien en jouant de la musique plus folk, avec encore quelques petites touches rock, mais en y incorporant le tambour traditionnel; un élément essentiel de la tradition autochtone…

Mike me raconte des anecdotes sur son passé.
– Un joueur de Teweikan d’origine crie et innue passait devant la cour de l’école chaque semaine, débute-t-il.
Il marque une pause et repose sa tasse de café en murmurant,
– Il s’appelait Johnnie Wason. Il nous expliquait cette connexion avec le tambour, parlait de l’importance d’entretenir la force du cercle.

Il s’interrompt de nouveau pour saluer une artiste Eeyou – de la Baie James, et reprend d’une voix grave,
Le teueikan, poursuit-il d’une voix grave, était un instrument sacré, mais aussi un outil de survie indispensable, en lien direct avec le monde des rêves et des esprits.

On le sortait lors de famines extrêmes ou d’hivers très rigoureux, lorsque le gibier ne sortait pas, dans ces moments difficiles où on avait parfois recours à la tente tremblante10 tente ou abri circulaire utilisé par les chamans Obijwés, Innus, Abénaquis et Cris lors de rituels de spiritisme.

Il m’explique qu’à la différence du hand-drum, ce tambour recouvert d’une peau de caribou est sacré.

Le caribou est un élément crucial de la culture innue parce qu’il leur procure la peau pour se vêtir, les raquettes, le tambour ainsi que les aiguilles. Dans certains rituels, on utilise les os de ses fœtus parce qu’ils représentent la vie. Le cercle de vie est peint en rouge pour capter les bons esprits, parce que le sang en est le symbole. La symbolique est toujours très présente, elle est le lien entre les mondes visible et invisible.

«Nutshimiu-Aimun», la langue du territoire

Dans le cours de la conversation, Mike me donne des précisions sur le nom originel de son peuple et son histoire. «Ilnu» en nehlueun – sa langue -, signifie «homme, être humain».

En débarquant sur leurs terres, le colonisateur les avait appelés «Montagnais» et numérotés sur un statut indien. Les feuilles noircies de l’histoire se soulevaient l’une après l’autre. Plus personne ne pouvait ignorer que les réserves avaient constitué l’élément moteur de la colonisation, les faisant brutalement passer d’un modèle de vie nomade à sédentaire.

Ces chasseurs nomades que les Vikings dénommaient «Skræling»11https://fr.wikipedia.org/wiki/Skr%C3%A6ling dans les sagas d’Erik le Rouge12https://fr.wikipedia.org/wiki/Erik_le_Rouge et du Groeland, sont les descendants de paléo-amérindiens arrivés après la fonte des glaciers à l’Est de la péninsule du Québec, il y a quelques 8000 ans. Ils furent les premiers à croiser des explorateurs européens et réaliser des trocs de fourrures. Divisés en deux groupes distincts, les Montagnais du Saguenay et de la Côte-Nord, et les Naskapis13https://fr.wikipedia.org/wiki/Nation_naskapie_de_Kawawachikamach de la Pointe de la Côte Nord et du Nord du Labrador, leur nom initial d’innus ne leur ait rendu qu’en 1990. Ils occupent encore aujourd’hui un territoire ancestral jamais cédé, «notre terre» surnommée Nitassinan en dialecte innu-aimun.

– «Innu», reprit Mike, évoque le fait d’être humain dans le territoire où on a grandi.

Le terme exprime ce rapport d’affiliation, cette intimité au territoire. Il m’explique que le nomadisme avait entraîné un grand nombre de transformations linguistiques au niveau écrit. À l’origine, les phonèmes utilisés indiquaient le nom du lieu où vivaient respectivement les familles. On trouvait notamment «Eyou, Elnou ou encore Irniu».

Mike me cite l’exemple du terme «uiatshouaniulnu», dans lequel «uiatshuan» représente le nom du lieu de naissance d’un l’individu, Ilnu signifiant «être humain».

– Chaque famille appartenait au territoire, en était la gardienne.
Je regarde les autochtones qui déambulent autour de nous dans l’atmosphère électrique du bar, les rires fusent.
– C’est quoi « être Innu » dans le monde d’aujourd’hui ? demandai-je soudain.
Mike sourit.
– Toujours rester fidèle à son identité, «inuanion» dans la langue, on contient notre identité, notre façon d’être. Cela implique d’être détenteur des mots animés, de garder la mémoire et d’entretenir la relation sacrée avec le territoire. C’est la fondation de notre identité et ça doit le rester…

Mike connaît parfaitement son sujet. Passionné, c’est aussi un passeur de connaissance qui a appris auprès des «elders»14Aînés en anglais..

– À l’origine, les «mots animés» désignaient les mots anciens. Ils étaient l’expression vivante de leur tradition et ne pouvaient être acquis qu’en vivant sur le territoire. Puis est arrivé la colonisation… dit-il en baissant la voix.
– La politique d’assimilation entraîne alors une perte considérable de cet héritage culturel, spécifiquement oral. L’entrée dans les pensionnats et l’urbanisation marquent une rupture aux effets irréversibles dans la transmission, ce qui entraîne l’extinction du dialecte innu. Mais en dépit du rôle génocidaire de la loi des indiens15Loi sur les Indiens, 1876 adopté sous le gouvernement libéral d’Alexander Mackenzie : loi canadienne d’assimilation forçant les peuples des Premières Nations à abandonner leur culture et leur statut, et les contrôlant par un système de réserves et de bandes., il y a toujours eu des gardiens des savoirs ancestraux, de la langue et des traditions…

Ce concept de mots animés me fascinait. Je voulus en savoir plus et lui demandai ce qu’ils représentaient dans la vie quotidienne.

– Les mots vivants sont ceux du territoire. Ils représentent la langue la plus pure. Nos outils, nos vêtements sont animés, parce qu’ils sont vivants, confectionnés avec la peau du caribou, en matière organique. On ne peut pas parler de mot «animé» lorsqu’il s’agit de désigner la ville ou une voiture, parce que cela ne rentre pas dans le concept du Vivant. Ce sont des choses transformées, inertes.

Mike a nommé son troisième album «Ashuapmushuan», en référence à la rivière qui passe à St Félicien16https://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-F%C3%A9licien_(Qu%C3%A9bec.

– Le terme innu, un mot animé, désigne le canot sur la rivière où l’on guette l’orignal : « ashuap » pour attendre, « mush » pour orignal, « shuan » pour courant, précise-t-il.

Si beaucoup d’informations sur les Innus avaient jailli, elles en soulevaient d’autres beaucoup plus sombres. Tandis que les médias lâchaient peu à peu des bribes de ce passé colonial si souvent nié par l’histoire, la Commission de vérité et réconciliation faisait acte d’un véritable génocide culturel. On savait que les pensionnats avaient servi d’outil d’assimilation, mais on n’avait pas encore découvert les milliers de tombes anonymes d’enfants des pensionnats de Kamloops17https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamloops en Colombie britannique et de la Baie James18https://en.wikipedia.org/wiki/Baie-James, au nord du Québec, comme ça allait l’être deux ans plus tard, en pleine pandémie de Covid.

Mais depuis le début du processus de réconciliation mis en place par le Canada, les langues se déliaient et les témoignages se succédaient.

Les procédés barbares qui avaient sévi dans le pays étaient enfin reconnus, pointant la responsabilité du système.
– Mes grands parents, des nomades, des êtres libres, raconte Mike, ont été envoyés de force dans les pensionnats. Le pensionnat, c’était la honte de pas pouvoir parler en langue, tu te faisais battre, il fallait se cacher, il fallait «briser l’indien dans l’enfant»…

C’était selon lui, l’expression consacrée d’une politique, l’outil de propagande du gouvernement. Les tribus ont été mélangées dans les pensionnats, ce qui a favorisé les divisions et la perte d’identité culturelle.

– On a brassé tout plein de races autochtones. Il y avait des innus, mais aussi des cris, des atikamekw, tous assimilés avec des blessures profondes sur leur identité.

Les pensionnats sont restés une plaie ouverte, d’autant plus vive qu’elle a été tue durant une période qui semble bien éloignée du génocide perpétré au début de la colonisation, car il faut se rendre à l’évidence que la maltraitance sévit encore aujourd’hui. À ce tableau sinistre s’ajoutent les révélations des meurtres et disparitions de milliers de femmes au Québec et sur la « Highway of tears »19https://fr.wikipedia.org/wiki/Meurtres_du_Highway_of_Tearsen Colombie britannique, sans compter le «starlight tour»20Arrestation d’autochtones, hommes et adolescent dans le cas de Neil Stonechild en 1990, parfois sans motif, en état d’ivresse ou de trouble à l’ordre public, conduits à l’extérieur des villes, et laissés sans vêtements durant la nuit en période de gel. et le racisme systémique, toujours d’actualité. Durant l’automne 2020, la mort de Joyce Echaquan21https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9c%C3%A8s_de_Joyce_Echaquan, une jeune femme atikamekw décédée dans des conditions inacceptables en milieu hospitalier, a déclenché une nouvelle vague de manifestations au Québec…