Texte & Photos : Ninka North

Après avoir quitté Montréal, mon coéquipier et moi avons pris la route de Trois Rivières en début d’après-midi, avant de bifurquer sur la 155 qui traverse le parc national de la Mauricie et longe la rivière Matawin. Une courte escale à la Tuque nous a permis de refaire le plein d’essence avant de traverser d’impressionnantes forêts de conifères bordées de lacs. Sur cette voie qui trace à travers les grands espaces, il y a peu de trafic hormis les camions forestiers avec leurs charges massives de bois, de gros engins munis d’essieux planétaires semblables à ceux qu’utilise l’industrie minière. Passé Chambord, nous empruntons la 169, la voie qui traverse la réserve faunique des Laurentides.

Nous avons atteint la réserve de Mashteuiatsh cinq heures plus tard. Le soleil se couche dans un embrasement de couleurs fauve sur les eaux alors que nous sortons de la route départementale. Il nous reste une quarantaine de kilomètres pour atteindre notre point de rencontre avec Mike Paul, au cœur de la forêt. Nous nous enfonçons sur le chemin forestier longeant la rive nord du lac Belle Rivière, cherchant un signal satellite pour rejoindre Mike dans son camp traditionnel. Mais quelques secondes plus tard, nous le voyons apparaître au milieu du sentier, près d’un pick up blanc des années 90 où se tient Dany Paul, son parrain, comme je l’apprendrais dans la conversation. Nous les suivons à travers bois jusqu’au chalet.

La terre humide exhale des senteurs d’humus au milieu desquelles je distingue des effluves de fougères, de champignons et de mousse. Les craquements de nos semelles traversent l’espace de petits crépitements, les arbres bruissent sous le vent.

J’aperçois le lac en contrebas. Les étoiles scintillent dans un ciel d’encre au-dessus de nos têtes, et de longues nuées spectrales glissent sur l’eau derrière les frondaisons des sapins. Je m’arrête pour prendre une profonde inspiration. Je suis enfin – là ou je veux être -, au cœur des éléments…

C’est toujours la même perception qui m’envahit en sortant des villes, cette perception tangible de faire partie de la vie, d’être enfin enracinée à cette extraordinaire matrice, à cette terre, notre Terre. Peut-être est-ce le sentiment que les Atikamekws et les Innus vouent à Nitassinan1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Nitassinan, cette imprégnation du bois, du « monde animé »2le Vivant chez les Innus, ce qui est animé et provient de la terre qui les entoure au quotidien…

Innu map

La relation « sacrée » avec le territoire

Le chalet que Mike a construit de ses propres mains, est monté en inclinaison sur la pente, face au lac.

Bien qu’il ait été érigé sur le camp familial, Mike me raconte avoir dû attester de l’antériorité de l’occupation de ce site par ses aïeuls auprès du conseil de bande, avec des photos d’archives et preuves de cadastre pour sauvegarder ce droit.
– « Mon héritage », dit-il.
Mike me fait grimper l’escalier.

En ouvrant la porte du chalet, je suis saisie par l’agréable chaleur diffusée par un poêle à bois en fonte.

Le chalet est sans eau, ni sanitaires, comme c’est souvent le cas dans ces endroits reculés de la civilisation. Une ampoule alimentée par des panneaux photovoltaïques éclaire une pièce unique surmontée d’une petite mezzanine. Il y a une table et trois chaises dans la cuisine, un lit de camp face a la fenêtre.

Je distingue la silhouette d’un homme sur un fauteuil à bascule dans la pénombre. Il vient à ma rencontre en souriant et se présente.

Benoît Thisselmagan est innu et cela saute aux yeux. Il a le teint halé, les yeux légèrement bridés, et des cheveux noirs de jais coupés courts. Nous nous asseyons autour de la table et faisons connaissance. Les rires fusent. En cette période de Covid, nous savourons ces moments de partage devenus si rares et nous mettons à parler avec entrain.

Mike me tend une tasse de tisane traditionnelle. En l’approchant de mes lèvres, je reconnais l’odeur caractéristique de sève de pin. Au cours de la conversation, j’apprends qu’il prépare un «shapituan», une habitation traditionnelle de forme rectangulaire de trente pieds de long par vingt de large, et projette d’en monter trois autres pour ses proches. Mais aujourd’hui, rien n’est facile,

comme il le précise. Le conseil de bande fédéral3entité fédérale qui n’est pas un modèle de gouvernance innue réalise l’enregistrement des campements depuis les années 90 de façon très administrative et procédurière.

– Moi j’ai vu ce changement là, déclara-t-il d’un ton excédé.

Sa famille et lui ont érigé un campement familial avant d’être réglementés. Les terres sont aujourd’hui gérées par le fédéral. Les autochtones vivant en réserve sont très contrôlés et ne peuvent pas devenir propriétaires.
Harcelé par le conseil de bande, Mike a réagi et appelé le ministère, invoquant le traumas intergénérationnel subi par ses proches et lui-même. Il a gagné sa cause après avoir fourni des photos d’occupation territoriale et des archives montrant une antériorité à 1867, date de la constitution canadienne.

– Il n’y a pas de souveraineté, ni d’autodétermination, déclare-t-il d’un ton blasé. Même si cela ne correspond pas à leur mode de fonctionnement traditionnel, la plupart des gens se plient aux directives du conseil de bande. Ils préfèrent se taire.

Pression, privilèges, intimidation, avantages en matière d’emploi, les conseils de bande représentent à ses yeux un pouvoir tribal érigé par le gouvernement fédéral, très loin des attentes des chefs spirituels et de leurs préoccupations territoriales. Mike évoque une loi d’omerta parce qu’en s’opposant à ce système là, on perd sa crédibilité et plus encore… D’après lui, les traditionalistes, environ trois cent personnes, sont les seuls à suivre la tradition et protéger leurs droits ancestraux.

Une jurisprudence gagnée en 1982, l’article constitutionnel 35 au niveau fédéral, a cependant reconnu les droits ancestraux des autochtones et la liberté de vivre pleinement leurs cérémonies, ce qui implique le droit

d’établir leurs campements et de se nourrir sans crainte de représailles du gouvernement.

Je lui demande s’ils ont la souveraineté sur leurs territoires de chasse, un terme au contour incertain suscitant beaucoup de tensions et de revendications.

– Les bandes ont commencé à mettre des piges avec tirage au sort dans la réserve faunique des Laurentides. Même si ça amène une gestion, nous avons pleine autorité en territoire, parce qu’on vit là, on est incontournable, on surveille le braconnage.
Il s’arrête de parler, les yeux pensifs,
– C’est pas bon pour la pérennité des animaux, murmure-t-il après un temps.…

L’ampoule unique du chalet luit dans la pénombre, entourant Benoît et Dany d’un léger halo. Tous les deux acquiescent en silence, le visage grave. Benoît se lève et ramène la bouilloire sur la table.

Mike soupire.
– Chaque sentier, chaque terre possède un nom, une histoire… Si on va sur le portage Kapatakan4sentier qui est sur la rivière Peridonca, on trouve plus haut plusieurs rapides. Il y a aussi Manitu Kapatagan qui signifie portage de l’Esprit et qui a été inondé par Hydro Québec.

Comme il fallait s’y attendre, l’impact du barrage sur l’environnement a été sévère. Il a fait augmenter le niveau de l’eau et son taux de mercure, affectant durablement la faune et la flore5Disparition d’espèces protégées ou endémiques, et a inondé un campement au passage. Mais Mike garde malgré tout l’espoir.

Dany se lève pour mettre des bûches dans le poêle en fonte. Je regarde son visage raviné par des rides

d’expression, sculpté par les éléments qu’il affronte lors de ses longues heures de traque. En buvant ma tisane, j’aperçois le fusil posé contre le mur. Un gros calibre avec lunette de visée, du 30.

Mike, Dany et Benoît sont tous les trois des chasseurs traditionnels, une activité ancestrale des peuples nomades qui, jadis, sillonnaient librement tous ces vastes territoires fauniques.

– Avant la colonisation, raconte Mike, aucune nation ne se faisait la guerre. Les tribus vivaient en harmonie et Mashteuiatsh, du fait de sa localisation sur le lac St Jean, représentait un important lieu de passage, de rencontre et de troc.

«Les guerres sont venues avec le  commerce des fourrures introduit par les Blancs. 
Nos nations ont été instrumentalisées et se sont opposées,
le cercle a été rompu...» raconte Mike.

Dany qui était jusque là resté silencieux surenchérit.
Dany Paul est un descendant des Nepton6 https://www.academia.edu/28224637/Famille_Nepton_au_Qu%C3%A9bec_%C3%80_Mashteuiatsh, une famille de nation Abénaquis amenée par le missionnaire Oblat pour la construction de Mashteuiatsh, ultérieurement identifiée comme Montagnais. Les photos de son aïeul imprimées sur des mugs parlent d’elles mêmes. Mêmes traits et profils…

– C’était un guide réputé pour les descentes des rapides sur la rivière Péribonka7https://fr.wikipedia.org/wiki/Rivi%C3%A8re_P%C3%A9ribonka raconte-t-il avec passion. «Nepton» est un nom que les colons lui avaient donné parce qu’il ne savait pas écrire, une référence au dieu Neptune parce qu’il naviguait sur les eaux…

Edward-Thomas-Davies Chambers, écrivain aventurier d’Essex en Angleterre cite l’aïeul de Dany dans « The ouananiche and its Canadian environment« , lors d’une expédition du Lac St-Jean à la Rivière Peribonka :

«... les guides, dont les leaders étaient l’Indiens plein sang Joseph Simon et Joseph Nepton, qui ont transférés les canots de la vapeur à l'eau, emballés les fournitures, et ont commencé à pagayer le large fleuve. Nous étions dans l'eau apparemment calme, mais le courant était si fort que, malgré la pataugeoire dure des deux hommes dans chaque pirogue, nous avons fait ce jour-là, que douze miles de là où nous avions laissé le bateau à vapeur.»
Et plus loin,
«La plus large et la plus tributaire rivière du Lake St. John est la Péribonka, écrit E-T-D. Chambers8https://archive.org/details/cihm_00549, ou Peribonka River, dont le nom en dialecte Montagnais signifie " la rivière à la bouche salée," une appellation dont la signification ne peut manquer d’être apprécié par ceux qui ont vu ses estuaires bas, sableuses de plus de 2 miles en profondeur.»

Dans le cours de la conversation, Dany évoque l’interview réalisée à Pointe Bleue, qu’un parent, Thommy Nepton9Un indien du Canada en 1966 – Interview de Thommy Nepton a donnée derrière son comptoir d’art artisanal indien dans sa boutique. Précisons qu’aujourd’hui, le terme « indien » n’est plus valide, et a été remplacé par autochtone. L’enregistrement, qui date de 1966, donne un aperçu des préjugés et des conséquences ethnoculturelles de la colonisation.

«Ici c’est des Montagnais, débute Thommy Nepton, qui est une partie de la tribu des Cris (langue crie : Nehiyawak). Ici c’est les Cris des montagnes qui restaient entre le lac Saint Jean et Chibougamau, on les appelait Montagnais...//
«Ils pouvaient (passer) deux, trois nuits, même une semaine sans manger ni dormir, ils s’en revenaient au camp, fallait qu’ils le fassent, revenus au camp, ils récupéraient une semaine, l’indien marchait pour manger, c’était sa vie…».
«La plus large et la plus tributaire rivière du Lake St. John est la Péribonka, écrit E-T-D. Chambers, ou Peribonka River, dont le nom en dialecte Montagnais signifie " la rivière à la bouche salée," une appellation dont la signification ne peut manquer d’être appréciée par ceux qui ont vu ses estuaires bas, sableuses de plus de 2 miles en profondeur».

– Aujourd’hui les choses ont changé, déclare Dany. Les conseils de bande font des tirages au sort annuels… alors que le trappage et la chasse sont des activités traditionnelles que nous autres, on perpétue depuis des millénaires.
Mike et Benoît acquiescent du regard. La chasse, c’est comme le bois, c’est comme le territoire, ce sont des biens inaliénables qui font partie de leur identité. Ce sont leurs racines-mères, celles que les gens des villes, ont sacrifiées au nom du progrès.
– Les complexes donnés par la culture dominante, cette époque où les amérindiens avaient peur de parler leur langue natale n’est pas loin, reprend Dany.
– Bon nombre de clichés ont perduré, mais les choses sont en train de bouger, surenchérit Mike.
Dany est fier de sa culture, fier de cet héritage laissé par ses aïeuls, de ces terres sauvages que ces chasseurs nomades parcouraient de long en large tout au long de l’année.

Je sens sa nervosité contenue dans le timbre de sa voix, et en comprend la raison à la minute suivante, lorsqu’il déplace le fusil du mur où il était posé.
– Ça peut tuer un éléphant, dit-il en le maniant avec précaution. Et le retour d’impact est violent…

Mike et lui ont projeté de partir à la chasse aux aurores, pour traquer un orignal qu’ils ont aperçu la veille. Leurs yeux brillent dans la pénombre. L’excitation de la chasse est au rendez-vous, tout comme la décharge d’adrénaline dans le sang.

– Parce qu’ici, m’explique Mike, un orignal peut charger.
Lorsqu’on sait que l’animal mesure trois mètres et pèse près d’une tonne, la tête ceinte d’un panache d’un mètre cinquante d’envergure et d’une trentaine de kilos, on comprend que le moindre faux pas peut s’avérer fatal…

«Nutshimit», la forêt où se fait la chasse

– Comment tuait-on le gibier lorsqu’il n’y avait pas d’armes à feu ?
Benoît se tourne vers moi et raconte,
– Jadis, les chasseurs le tuaient en hiver d’un coup de harpon au garrot lorsqu’il s’enfonçait dans la neige alors qu’il était affaibli par son poids.

Les hommes se sont couchés mais j’ai continué à écouter les crépitements des bûches dans le poêle.

J’étais épuisée mais la fièvre des grands espaces me taraudait. J’ai fini par me lever pour aller traîner dehors.

Je suis restée sur le haut de l’escalier, écoutant les bruits de la nuit sous le ciel où je pouvais distinguer la voie lactée, et j’ai fini par entendre le beuglement d’un orignal au loin sur le bord du lac…

Ils se sont levés aux aurores, sur le coup de quatre heures, et sont partis fusil a l’épaule, revenant vers midi avec des perdrix. Mais ils avaient repéré les traces de pas de l’orignal qui traînait aux alentours cette nuit, à moins de cinq cent mètres du chalet, sur le sentier forestier. Tous deux projetaient d’y retourner le jour suivant.

J’ai traîné dans la cuisine devant ma tasse de thé, contemplant la lumière naissante dans les sapins à travers la fenêtre puis je suis sortie.

Il y a un grand sapin devant le chalet, un arbre totem – « l’arbre de respect », comme les Innus le nomment -, sur lequel Mike a suspendu les crânes des animaux que lui et Dany ont tués.

C’est un rituel ancestral. Les esprits de crânes d’orignaux et d’ours veillent sur l’arbre, saisissante image des origines déployée sur un fond d’azur resplendissant en cet été indien qui ne dure qu’une quinzaine de jours et marque la dernière chasse avant le long hiver.

Le Québec représente 20% de la forêt boréale canadienne. Cette forêt, la plus grande de la planète, est constituée principalement de pins mélèzes, sapins, érables à sucre, épinettes noires, aulnes, peupliers et bouleaux. Elle abrite toute une faune sauvage, parmi laquelle on retrouve des cervidés tels que caribous, orignaux et cerfs de Virginie, mais aussi des ours noirs, loups, renards blancs, coyotes, lapins à queue blanche et lièvres d'Amérique, castors, tétras du Canada, perdrix, chouettes...

En marchant autour du chalet, je suis tombée nez a nez avec la tête d’orignal dépecée quelques jours auparavant. C’est une vision macabre, mais elle fait partie du cycle de la vie.

Elle fait partie de ces scènes que l’homme contemporain a relégué aux chaînes d’abattage industrielle sans respect pour l’animal. La peau et les pattes ont été prélevées, et ses os ont été nettoyés pour en faire des outils.

Ici, m’apprend Mike, on combat dans les règles, on respecte l’animal. Et les cadavres d’animaux ne pourrissent pas en bordure de route après avoir été dépecés de leurs ramures ou de leur panache, comme c’est malheureusement le cas chez les chasseurs de trophées.

«Paroles du territoire» – La fascination du Vivant

Alors que Dany et Benoît sont partis chercher de l’eau, Mike me raconte ses escapades en famille au bord du lac du Cran avec la famille.

– Pour atteindre le campement de la grand-mère, il fallait traverser un territoire innu dans la Réserve Faunique Ashuapmushuan, à proximité de la grande rivière St Félicien, lance-t-il avant de marquer une pause.
– J’écoutais parler les aînés. Des paroles qui viennent du territoire, souffla-t-il. On se retrouvait souvent aux abords du lac, à se raconter des histoires sur un roc enfoui dans un mètre de l’eau. En avant du lac, il y avait ce monolithe, on disait que c’était un géant qui l’avait mené ici…

Je restais silencieuse, écoutant ces mots qui traversent le temps parce qu’ils restent attachés au vivant, à cette expérience qui nous échappe un peu plus chaque jour…

– En réserve, j’ai vite senti que les énergies n’étaient pas pareilles qu’en ville. J’ai réalisé qu’il fallait que j’aille dans le bois, que c’était là que je me sentais bien,

murmure Mike en souriant.
– Je partais chasser seul avec ma carabine 22, reprend-t-il avec passion, je marchais toute la journée. Ça m’a permis de comprendre les éléments autour de moi, et d’interagir avec les animaux, de faire un avec l’environnement, mais aussi d’être mieux outillé pour y faire face.

J’écoute Mike parler de la forêt, de cette fascination qu’en tant qu’autochtone, il entretient à son égard. La forêt constitue une entité vivante à part entière, parce que cet espace-là est chargé de toute une puissance spirituelle absente en milieu urbain. Je vois une lueur traverser ses yeux tandis qu’il décrit cette connivence avec la nature, ce lien indissoluble.

– Pas de gros discours, ni de technique de chasse, juste «Écoute, regarde, observe, vis seul ces expériences, fais un avec l’univers». C’est cette musique-là qui m’interpelle, cette plénitude. Le modèle occidental va à contre-courant, et si on va à contre-courant, on fracasse un rocher…

Et à la seconde suivante, il ajoute,
– Il y a toute une spiritualité, avec les pierres, les fleurs et même les pierres. C’est dans la nature qu’on ressent cette connexion particulière, cette interdépendance.

Mike m’explique avoir reçu les préceptes de la culture innue de son père biologique, alors que son grand père paternel lui a appris à ramer et remonter le courant de la rivière à la perche.
– Il passait toute l’année dans le bois à parcourir le territoire. Il remontait le courant, entre juillet et août. Çà lui prenait six à huit semaines, précise-t-il.

Aujourd’hui encore, la chasse joue un rôle important dans la transmission orale. Chez les autochtones, l’initiation se passe tout le temps en mouvement, à pied dans le bois, ou

canot sur les lacs. Et la plupart des enseignements sont donnés au cours de marches en forêt.

– Il ne faut jamais refuser qu’un innu vienne monter son campement. Il n’y a pas de frontière pour aucun d’entre nous, car nous sommes une seule famille, lui avait raconté un aîné.

L’entraide et le partage sont des principes profondément ancrés dans la culture innue, même si la Loi des Indiens induite par la colonisation et les conseils de bande ont altéré ce système traditionnel.

Pour illustrer cet enseignement, Mike me conta l’histoire du Carcajou, « Kuekuatsheu atalukan ».

"Il y avait des hivers très rigoureux sur Nitassinan. Il y avait des périodes creuses, les animaux étaient rares. Et la famine est arrivée. Voyant sa famille désespérée, un chasseur partit avec ses raquettes pour se mettre en quête des caribous. Mais après une longue marche dans la forêt, alors que la tempête se levait, des loups l’encerclèrent. Épuisé, il se laissa tomber sur le sol, pensant que ses derniers moments étaient arrivés, lorsque le chef de meute surgit devant lui. Le loup prit la parole. Il lui proposa une alliance le temps d’une chasse afin de trouver des caribous, tout en exigeant qu’il respectât son engagement sous peine de lui jeter un mauvais sort. Les efforts du loup « mahikan » et de l’innu conjugués, tous deux firent une chasse très fructueuse. Mais la nuit venue, le chasseur ne trouva pas le sommeil. Rongé d’inquiétude pour sa famille et croyant percevoir leurs cris dans les rafales de vent, le chasseur décida de trahir les loups. Il repartit, traînant avec lui beaucoup de caribous sur son traîneau, mais alors qu’il traversait le lac gelé pour gagner la réserve, il entrevit son reflet sur la glace. Il s’était transformé en carcajou ! Voyant les gens s’agiter et s’enfuir à sa vue, il se rappela soudain du pacte conclu avec les loups et s’éloigna, après avoir compris qu’il avait perdu sa famille et n’aurait plus sa place auprès des humains."

Mike conclut son récit par ces mots,
– C’est pour cette raison que le carcajou est considéré comme l’animal le plus dangereux de nos forêts. La morale de l’histoire, car il y en a une, c’est le respect…

Après un silence, il reprend,
– Il ne faut jamais voler. Il faut partager, c’est le principe d’interdépendance que notre tradition nous enseigne, une notion essentielle à la survie du groupe.

«Tshikaninu Assit»10 La Terre Mère en Innu.

Dans cette perception du monde sensible qu’ont les Innus, il va de soi que l’idée du territoire, de cet espace qu’on occupe et avec lequel on entretient une relation continue, représente un bien inaliénable.

– Considérez-vous vos territoires «sacrés» ? demandai-je soudain.
– Les Anciens pensaient que les terres sont les biens les plus précieux et qu’on ne peut les vendre. Ni l’air, ni la terre, ni l’eau des rivières ne nous appartiennent, car nous appartenons à Tshikaninu Assit…

Cette façon de penser propre aux autochtones avait été illustrée par chef Seattle adressées au gouverneur Isaac Stevens en 1854, lorsque le gouvernement avait voulu acheter leurs terres :

"Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?" paroles prononcées en "lushootseed", dialecte salish.

– Il y a bien entendu toute une histoire de relation avec le territoire qui perdure à travers les récits oraux de création transmis par les grands-mères, les grands-pères, reprend Mike. C’est le centre de nos lois juridiques ancestrales.
Les enseignements en font partie, m’explique-t-il. Ils sont au cœur de codes de vie, de relations de respect entretenues avec l’environnement.
– On nous inculque cette notion dès l’enfance. On peut qualifier cela de bon sens inné, mais c’est un héritage

transmis par tradition orale depuis des millénaires.
On a subi la Convention de la Baie James, le territoire ouest, mais il faut savoir que le territoire nord des Naskapis est lui aussi entré dans la convention de la Baie James. Toutes les terres utilisées dans ces coins-là ont été cédées. De Mashteuiatsh jusqu’au lac St jean, ça monte jusqu’au Labrador, c’est presque la moitié du Québec sans traité…

À la question de traités éveillant des questions d’ordre crucial pour les nations autochtones, se collent des enjeux politiques énormes, sans compter les questions d’éthique et de préservation de l’environnement, ces valeurs ancestrales marquées par le «sacré»… Car aujourd’hui comme hier, leur spiritualité reconnaît le pouvoir souverain de la Terre Mère. La vulnérabilité des Autochtones est là, pensai-je, dans cette absence de traité; une préoccupation identique à celle de leurs aïeuls.

Mais cela change-t-il la donne face aux puissants lobbys dont l’avidité, est sans limite ? C’est une question à poser, car beaucoup de traités ont été interprétés suivant les principes occidentaux toujours basés sur le profit, et non sur les principes des autochtones, qui eux sont sacrés. Les autochtones pensent à la pérennité, à la transmission aux futures générations, c’est une vision ancrée dans leur tradition, un principe inviolable.

Revendiquant leurs droits ancestraux, les Premières Nations innues de Mashteuiatsh, Pessamit et Essipit, se sont opposées à la construction d’un gazoduc de 750 km, le projet Énergie Saguenay de GNL Québec en Juillet 202111https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1810768/gnl-quebec-energie-saguenay-decision-gouvernement, et ont eu gain de cause. Pour ce peuple, dont la représentation du monde stipule que «tout est lié», ce qui affecte le climat ou l’environnement dans un endroit particulier du globe, n’est pas isolé mais systémique.

Les Innus n’avaient jamais cédé leurs terres, mais un an plus tard, fin 2022, trois communautés, Mashteuiatsh, Essipit et Nutashkuan, se sont regroupées pour négocier un traité avec le gouvernement fédéral et provincial. Petapan12https://petapan.ca, ce traité négocié par les conseils de bande, a été vivement dénoncé, provoquant un tollé dans les communautés.

Car à Mashteuiatsh comme dans de nombreuses réserves, progressistes et traditionalistes s’opposent depuis des années, un phénomène amplifié par la disparité de traditions culturelles et de statut économique au sein-même des communautés13Voir la thèse de Joséphine Teoran à ce sujet : https://journals.openedition.org/civilisations/195. Ce clivage s’accentue dans les nouvelles générations avec l’essor des nouvelles technologies, fenêtre sur le monde qui remet en cause un mode de vie ancestral, bien éloigné des préoccupations sociales vécues au jour le jour…

Dans ce traité, les normes nouvellement établies préconisent une politique en matière de pratique de « Innu aitunu » (culture Innue) qui est loin de faire l’unanimité. Suivant ce traité, les activités traditionnelles seront harmonisées avec les lois du Québec et des mesures

incluant les périodes de chasse, espèces prohibées, limites de capture suivant les espèces, permis de chasse émis etc. mises en place…

Mais la parole des aînés ne s’effacera pas…
Créé par des chasseurs-cueilleurs Ilnuatsh et Peskotomuhkati, le collectif Mashk Assi a pour vocation de soutenir les luttes des Premiers peuples et leurs droits ancestraux. Les familles qui le composent mettent en avant le lien sacré qui les unit à la Terre et sa protection pour les générations futures. Affirmant leur souveraineté ancestrale – l’Innu tipenitamun -, elles ne reconnaissent pas le pouvoir des conseils de bande qui n’a selon eux, aucune juridiction sur les territoires occupés par les Ilnuash depuis des millénaires, et rappellent que le Nitassinan n’a jamais été cédé.

La légitimité de ce rapport au monde Vivant, « animé », de ces familles initialement nomades est bien une évidence. Et s’attaquer au territoire de chasse, les négocier, c’est toucher à ce tabou, renier l’appartenance ancestrale…

– Comment définis-tu la relation que vous entretenez avec l’environnement par rapport à celle du monde occidental basée sur l’exploitation des ressources naturelles ? demandai-je.
– Nous n’avons pas la même approche ! Nos ancêtres étaient des gens paisibles, vivant sans perturbation. Quand arrive le bateau de la colonisation, ce sont les maladies, les exploitations forestières, les barrages, les réserves, la perte de la biodiversité qui surviennent… dit-il en marquant un silence.
– Mais toutes ces choses-là qu’on a subies n’ont pas altéré notre façon de penser.

Mike m’explique qu’un arbre ne représente pas une ressource à leurs yeux, mais un être vivant à part entière qui va les nourrir et les abriter.
– Regarde, me dit-il ! En s’approchant d’un pin.
À l’aide d’un bâtonnet de bois, Mike pique le tronc, en extrait une petite bille translucide et me la tend. En la mettant sur mes lèvres, je sens le goût sauvage de la sève.
– Un antibiotique naturel, précise-t-il. Aujourd’hui, on coupe la sève qui monte dans l’arbre, ce n’est pas une valeur innue ! Si tu surexploites, la nature va répondre…

Comme la plupart des autochtones, Mike est conscient de l’impact catastrophique des actions humaines sur l’écosystème. Je l’écoute, me demandant s’il est encore possible de freiner cette dynamique, alors que tous les indices d’urgence climatique sont au rouge. Le système de surexploitation ne ralentit pas, les gouvernements poursuivent leur «œuvre au noir», sourds et aveugles à l’imminence du chaos annoncé.

– Les territoires du Nord sont les poumons de la planète14L’un des «poumons de la Terre», comme était nommée l’Amazonie, vient d’être déchu de ce titre après la politique désastreuse de déforestation menée par le gouvernement du Brésil.. La forêt boréale est en péril, les changements climatiques menacent les territoires. Nos anciens ont vu les changements qui se sont opérés autour de nous à toute vitesse. Tous ces fléaux sont les conséquences de ce système. Pour nous autres, autochtones, la Terre est sacrée. C’est notre matrice, celle qui pourvoit à tous nos besoins…

Je hochais la tête. Chaque jour qui passait, nous nous approchions un peu plus de cette entropie annoncée à grand fracas par les scientifiques. Rien n’y faisait. La conscientisation des masses relevait d’une logique mortifère…

Si les populations des pays riches continuaient à vivre leur passion d’exotisme et de «d’entertainement», d’autres, plus vulnérables, constataient les changements qui s’opéraient avec inquiètude. Même en pleine pandémie de Covid, les touristes se pressaient dans les aéroports pour rassasier leur appétit énergivore, tandis que des flux migratoires sans précédent s’organisaient dans l’indifférence la plus totale.

Ce qui sautait aux yeux, c’était ce point-là : les premiers peuples étaient bien plus sensibles et écoresponsables que ne l’était l’ensemble de la planète. Fallait-il mettre ça sur le compte de cette connexion profonde avec le Vivant, de cette fameuse spiritualité que l’endoctrinement des Jésuites avait combattu avec force et fracas ?

«Notre peuple a une longue tradition de vie au contact des animaux, et de respect pour les vies sacrifiées pour nous nourrir, raconte Mike. Nous sommes un peuple nomade, nous avons toujours vécu au milieu d’eux. On ne tue pas pour le plaisir, on tue pour survivre et aujourd’hui encore, la prise de gibier représente une part importante de notre subsistance.»

« Pour nous, l’Esprit c’est le Tout… »

– Est-ce que tu pourrais me décrire brièvement vos croyances ?

– Offrir de la nourriture aux esprits du feu, de l’eau, de l’air… Pour nous, l’Esprit c’est le Tout, la grande énergie positive. Manitou, le Grand Esprit c’est Tshishe Manitu et Milu Manitu représente l’esprit des bonnes choses. Pour chaque animal, il y a un grand esprit. Il y a le Grand Esprit de l’eau, celui des lièvres, des poissons, de la tortue qu’on appelle «Mishta manitu massinak» en dialecte. Il y a aussi «Masishik, le Grand esprit de l’air qui est l’aigle, et «Mishta Manitu Matishuen», celui lui qui vole le plus haut et transmet les prières au Créateur.

J’apprends que chaque esprit joue un rôle, y compris les mouches à chevreuil, intermédiaires entre le monde aquatique et le monde terrestre. Chez les autochtones, il n’y a pas de frontière entre le monde visible et le monde invisible. Tout ce qui est vivant est sacré, né d’un principe vital qui anime tout l’univers. Le cercle ne représente pas qu’une simple figure géométrique, il est le cercle sacré de la vie, autant dans les actions que les pensées.

– Mettre les mains sur l’arbre, c’est une médecine, c’est aussi remercier la nature pour que le cercle reste vivant.

Mike raconte qu’après avoir accroché une tête de caribou sur l’arbre, le joueur de teueikan remerciait l’esprit de l’animal. Frapper le tambour fait partie du rituel pour demander des faveurs, obtenir des visions de chasse, de médecine, de survie. En le faisant sonner, le joueur s’adresse au Grand homme, le médiateur connecté avec le monde des rêves, lequel va s’adresser au maître des animaux et transmettre des visions.

Il y a aussi des objets spécifiques de divination tels que des os, comme la scapulomancie.
– «Ut nikan meshkanu», le sentier de l’omoplate signifie littéralement ceux qui font brûler des omoplates de caribou ou d’orignal. Les stries qui apparaissent sur les os calcinés sont censées suggérer des emplacements spécifiques sur des cartes…

La nuit venue, l’orignal s’est de nouveau fait entendre… Tout le monde s’est tu. Mike a ouvert doucement la porte et a frotté la paire d’omoplates d’un spécimen de la même espèce contre la palissade, imitant le bruit des panaches sur les arbres.

C’est une technique de chasse ancestrale, tout comme le «calleux d’orignal», un appeau fait en écorce de bouleau enroulé pour en faire un porte-voix et imiter le son des mâles. Toute l’équipée est sur le qui vive, on fait attention à ne plus faire de bruit dans le chalet. Dans quelques heures, Mike et Dany vont repartir et il n’est pas question d’être repérés.

Nous nous couchons rapidement. Comme la première nuit, Mike et Benoît se sont levés à tour de rôle pour remettre des bûches dans le poêle. Bercée par les crépitements du feu, je somnolais, guettant les premières lueurs du jour à travers à travers la fenêtre. Dany et Mike sont repartis à la chasse aux aurores…

Au petit matin, j’ai entendu les meutes de loup au loin et je me suis aventurée dans les bois en bordure du lac. L’information que Mike m’avait donnée était exacte. Les routes forestières ont eu raison des dernières hardes de cerfs.

En faisant des recherches sur le net, j’avais lu ça et là des rapports déclarant que l’exploitation forestière ne causait pas de déboisement, affirmation erronée, étant donné que les coupes à blanc se poursuivent à une vitesse effrénée.

La vérité ?

À l’heure où j’écris ces lignes, tout est méthodiquement emporté sous le passage des abatteuses industrielles et les nouvelles pousses, ne sont plus les arbres-mères nourriciers de la forêt mais des clones malingres replantés à la hâte…

Ils sont revenus sur le coup de dix heures, des perdrix à la main.
– Est-ce qu’il y a encore des caribous au Nitassinan ?
– Il n’y en a plus que quelques milliers au Québec…

Inscrits à la liste des espèces menacées en 2002, les caribous forestiers ont vu leur habitat disparaître au profit de l’exploitation de ses ressources naturelles15 www.ledevoir.com/societe/environnement/568721/quebec-annule-des-mesures-de-protection-du-caribou-au-profit-des-forestieres : forêts et énergies fossiles. En mars 2020, les sept derniers caribous de Val-d’Or ont été capturés et placés en enclos… Il n’y a eu aucun plan pour protéger le troupeau ou l’habitat du caribou des bois, mais il y a eu une avancée significative dans l’expansion de l’exploitation forestière au nom de l’expansion économique.

Mais en 2023, le ministre fédéral de l’Environnement Steven Guilbault16https://montreal.ctvnews.ca/guilbeault-calls-for-decree-to-protect-caribou-in-quebec-1.6262150 a recommandé à son gouvernement d’instaurer un décret pour mieux protéger le caribou au Québec. Rappelons que les troupeaux de Charlevoix (16 bêtes), de Val-d’Or (7 bêtes) et de Gaspésie (35 bêtes) sont en voie d’extinction…

Dans le même temps, on peut s’inquiéter de l’avancée significative de l’expansion des coupes forestières au nom de l’expansion économique. Car les objectifs des gouvernements et de leurs représentants, aficionados du «Développement économique» – un vieux slogan hérité de la révolution industrielle -, n’ont pas changé en dépit de toutes les recommandations des spécialistes environnementaux et climatiques.

Malgré le «chant des sirènes», nous risquons bien, comme toutes les espèces menacées d’extinction, de faire partie de la liste… Lors du COP26, une centaine de dirigeants mondiaux ont annoncé leur «désir» d’enrayer la déforestation en 2030, date à laquelle, notre monde sera littéralement foutu.

Lorsque je demandai à Mike quel message il aurait voulu adresser à la planète, le sourire de Mike s’est crispé. Il a laissé passer quelques secondes avant de lâcher,

– Les caribous sont en train de mourir à cause des dérèglements climatiques, ça affecte beaucoup notre peuple parce qu’il est rattaché à cet animal en particulier. C’est un signe que nous ne pouvons pas manquer. L’Amazonie et le grand nord avec la forêt boréale, sont en train d’être asphyxiés par les grands feux et l’exploitation massive. Les feux qui ont lieu en Californie et en Colombie britannique ont amené un smog jusque New-York et on l’a ressenti à Montréal…

Je hochais la tête. Ce jour-là, on avait vu le ciel brumeux, le soleil enveloppé d’une sorte de halo sinistre. L’air irrespirable, les températures extrêmes… Personne ne pouvait aujourd’hui nier les effets du réchauffement climatique et leur impact sur notre environnement.

– On est pris dans une crise climatique très critique, il va falloir apprendre à survivre, répliqua Mike.

– Observons, regardons, constatons l’évolution des choses… Il faut agir rapidement, faire des îlots de verdure, du biologique, s’adapter à la culture intérieure.
Puis après un temps, il murmura,
– Nous, on se met à la permaculture locale, on va installer ça sur une île.
Il s’interrompit quelques secondes avant de raconter,
– J‘ai déjà vu des feux d’un kilomètre de large atteindre une île et se propager avec les bourrasques de vent… Il faut créer des barrières pour contrôler les feux de forêt, des équipes spécialisées, et surtout arrêter l’exploitation massive.

C’étaient les dernières paroles de notre entrevue. Elles sonnaient comme un avertissement sévère, issue d’une expérience ancestrale millénaire.

L’actualité regorgeait d’évènements lui donnant raison. Le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) était pessimiste.

Chaque nouvel été, des vagues de chaleur déclenchaient des feux d’un bout à l’autre de la planète et la fumée a assombrissait le ciel, entraînant un refroidissement de la surface de la terre17https://www.nationalgeographic.fr/environnement/2021/08/comment-la-fumee-des-feux-de-foret-refroidit-elle-notre-planete.
Inondations, tempêtes, tornades intensifiées par la déforestation et feux, voilà de quoi était fait notre avenir…
– Mais nous autres, on a l’habitude de survivre. C’est dans nos gènes. En hiver, dans la forêt, au Saguenay, on a la vallée des fantômes, jusqu’à six pieds de neige… Si tu tombes en ski-doo, tu meurs, enterré, par grand froid.

J’acquiesce du regard. Je continue à rêver qu’un changement s’opère, que les coupeurs d’arbres deviennent des gardiens de la forêt, comme les autochtones malgré l’instrumentalisation forcée de nombreuses communautés dans la foresterie. Improbable souhait après le brûlage de friches des fermiers d’Amazonie encouragés par Jair Bolsonaro et les écocides perpétrés dans les zones de guerre par des puissances militaires. Quant aux majors pétroliers18https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2021-11-03/les-petrolieres-canadiennes-n-ont-aucun-plan-pour-le-climat.php installés au Canada, leur objectif continue d’être dépourvu de tout réalisme : une augmentation de 30 % de production d’ici 2030, sans aucun plan détaillé de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES), selon le constat relevé à la conférence sur le climat qui s’est déroulé à Glasgow, en Écosse…

Bien sûr les détracteurs continueront leurs travaux de désinformation et leur «greenwashing», mais quoiqu’il arrive, le pergélisol (permafrost en anglais) relâchera des bactéries super-résistantes telles l’anthrax19https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/rechauffement-climatique-faut-il-craindre-liberation-virus-pathogenes-fonte-permafrost-decryptage-83908/ qui réside sous les poches de méthane qu’il abrite. Et personne ne pourra y survivre.

Je regarde le ciel, contemple les étoiles, cherche les satellites, ce filaire qui se tisse au-dessus de nos têtes comme une toile d’araignée, pour nous transmettre les informations planétaires à toute vitesse, m’interrogeant sur son utilité. Avec l’avancement des technologies, nos connaissances ont doublé. Ce qui n’est pas le cas de notre quotient intellectuel. Il semble même que notre cerveau ait rétréci -selon le psychiatre Iain Mc Gilchrist20https://www.cbc.ca/radio/ideas/neuroscientist-argues-the-left-side-of-our-brains-have-taken-over-our-minds-1.6219688, et que nous utilisions de façon excessive notre cerveau gauche.

Le fait est que nous avons perdu notre imaginaire, notre clairvoyance, notre empathie pour devenir aussi mécaniques et efficaces qu’une colonie de fourmis manioc. Lors d’un séjour en Guadeloupe, je les avais vues porter la forêt sur leur dos, entraînant jusqu’à la plus petite feuille dans leurs galeries souterraines, sans rien laisser sur leur passage. On désignait cette espèce sous le nom d’«espèce invasive». C’était avant que le scandale de la chlordycone n’éclate et révèle la destruction d’un écosystème et la menace qui pesait sur ses habitants…

Moratoire sur l’exploitation forestière ?

Depuis la rédaction de cet article, les claims miniers ont poussé comme des champignons au Québec et des incendies majeurs se sont multipliés au Québec et en Colombie britannique. Les craintes de Mike envers le dérèglement climatique se sont malheureusement confirmées, les pics de chaleur et la sécheresse du mois de mai ont facilité les départs de feux…

L’impact des feux de forêt a fait réagir Mashk Assi21le Collectif dont Mike Paul fait partie, et le collectif atikamekw Ekoni Aci, les motivant à organiser deux blocages pour stopper des coupes forestières sur leur territoire traditionnel.

Fin mai 2023, ils ont bloqué l’accès aux machineries et véhicules forestiers sur un chemin au kilomètre 216 de la route 175, militant pour stopper les coupes forestières au nord de la réserve faunique des Laurentides et dans le bassin versant du lac Kénogami. Ils ont exigé leur départ du territoire ancestral non cédé et demandé la mise en place d’un moratoire sur l’exploitation forestière et minière sur le Nitassinan.

Le Collectif Mashk Assi a dénoncé la destruction du Nitassinan ainsi que le traité Petapan négocié entre Ottawa, Québec et trois conseils de bande22https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1982762/innus-territoire-industrie-forestiere, dénonçant l’implication mercantile du gouvernement du Québec, sans consultation des gardiens du territoire, et sa responsabilité dans les feux de forêt.

Quelques chiffres :
226 988 travailleurs de la foresterie
au niveau national en 2019.
4,8 milliards de dollars, 1700 entreprises, 60000 travailleurs23chiffres avancés par Jean-François Samray, PDG du Conseil de l’industrie forestière en 2020.